Qui n’a jamais entendu parler du Grand Orient de France ? Plus ancienne et plus importante Obédience maçonnique française, le Grand Orient de France est une véritable institution et son rayonnement dans le monde est considérable, au point qu’on peut le considérer comme le porte-drapeau de la franc-maçonnerie libérale. L’histoire du Grand Orient de France est passionnante, car elle a épousé tous les méandres de l’histoire de France, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, représentant une forme de continuité en une époque marquée par les ruptures. Découvrons donc les principales étapes de l’histoire du Grand Orient de France.


Les origines du Grand Orient de France : La première Grande Loge de France (1728 ou 1738)


C’est à partir des années 1725 que furent crées les premières Loge françaises, sous l’impulsion de la Grande Loge de Londres, fondée en 1717 (ou plus probablement 1721). Avant de prendre leur indépendance, les Loges fondées par Londres furent regroupées dans des structures assez légères, dénommées Grandes Loges Provinciales ou Anglaises, dont les Grands Maîtres étaient le plus souvent des sujets britanniques. En France, les trois premiers Grands Maîtres de la première Grande Loge de France attestée depuis 1728 furent anglais ou écossais : le duc de Wharton, qui avait été Grand Maître de la Grande Loge de Londres en 1722-1723 et se révéla être plutôt un aventurier opportuniste, le baronnet écossais James Hector Mac Leane et l’Anglais Charles Radclyffe, comte de Derwentwater, ces deux derniers étant des farouches Jacobites. Derwentwater fut d’ailleurs décapité suite à la défaite jacobite à la Bataille de Culloden en 1746. 


Un premier Grand Maître français fut élu en 1738 seulement, en la personne de Louis Pardaillan de Gondrin, duc d’Antin (1707-1743). Et selon certains auteurs, on ne peut parler de Grande Loge de France qu’à partir de là. On est en droits de se demander si le duc d’Antin succéda directement à Derwentwater, car les Grands Maîtres anglais n’étaient alors élus que pour une année. Or entre 1728 et 1738, il semble n’y avoir eu que trois Grands Maîtres britanniques en France, ce qui est bien peu. Wharton ne fut Grand Maître en France qu’une seule fois, et Mac Leane et Derwentwater ont pu être réélus plusieurs fois, mais il est possible qu’il y ait eu d’autres Grands Maîtres britanniques dont on n’a pas conservé le souvenir.


Quant au duc d’Antin, décédé prématurément en 1743, il ne fut Grand Maître que cinq ans et ne laissa de traces particulières dans le développement de la Grande Loge de France.


La Grande Loge de France entre 1743 et 1771 : une période mouvementée 


L’histoire de la première Grande Loge de France commence vraiment après la désignation en 1743 de Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont (1709-1771) comme Grand Maître. Et le temps de sa Grande Maîtrise fut assez agité.


En effet, pendant cette période, la Grande Loge de France dut affronter plusieurs problèmes et crises internes. Il ne s’agissait pas encore d’une Obédience maçonnique comparable à celles que nous connaissons aujourd’hui : le pouvoir du Grand Maître était relativement faible, dans un cadre très décentralisé accordant de fait un grande autonomie aux Loges et aux structures intermédiaires, qui régissaient les Loges au niveau local (Grande Loge Écossaise de Bordeaux, Mère-Loge de Marseille, Grande Loge des Maîtres Réguliers de Lyon…). Et dans le cas du comte de Clermont, son statut de prince du sang et de chef d’armée l’éloignait en plus souvent de sa charge de Grand Maître, et il avait délégué son pouvoir à trois substituts, le banquier protestant Baur, puis le maître de danse Lacorne et le Maître des requêtes Chaillon de Jonville.

 

comte-abbe de Clermont franc maconnerie

Cette Grande Loge assez faible dut faire face à l’émergence des hauts grades maçonniques dans les années 1740. Sa position officielle (du moins celle du Grand Maître) fut la plus grande réserve à l’égard de ces nouveaux degrés, allant jusqu’à l’interdiction dans le cas du grade de Kadosh apparu vers 1750. Mais il était impossible de faire l’impasse sur les hauts grades, qui se multipliaient et attiraient de plus en plus de francs-maçons. Dans le conflit qui opposait le Conseil des Chevaliers d’Orient, qui pratiquait un rite en sept grades, et le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, qui avait un système en 25 degrés, le comte de Clermont penchait pour les Chevaliers d’Orient, au rite plus sobre, mais de nombreux membres de la Grande Loge (dont les deux substituts Lacorne et Chaillon de Jonville) adhéraient sans réserve aux Empereurs d’Orient et d’Occident. C’est ainsi qu’en 1761, en l’absence du Grand Maître et à son insu, les deux substituts, avec sept autres signataires, tous membres du Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, accordèrent à Étienne Morin la fameuse patente qui l’autorisait à diffuser le Rite de Perfection en 25 degrés dans les Antilles Françaises. C’est le point de départ du Rite Écossais Ancien Accepté.


Mais le principal problème fut l’opposition croissante au sein de la Grande Loge de France de deux courants sociologiquement identifiables : d’une part les aristocrates et les bourgeois proches de la noblesse, surtout représentés dans les Loges parisiennes, qui étaient plus progressistes dans les domaines philosophique et religieux, et d’autre part les bourgeois et artisans, majoritaires dans les Loges des provinces, nettement plus conservateurs sur les questions de religion. On appelle "lacornard" le parti aristocratique, du nom du substitut Lacorne, et "antilacornard" le camp bourgeois.


Après la mort de Lacorne en 1762, le Grand Maître entreprit de réformer la Grande Loge et décréta que les charges seraient désormais électives, pour une durée de trois ans. Jusque-là, en effet, les charges de Vénérable ou de dignitaires pouvaient être achetées et occupées à vie. Et aux premières élections, qui eurent lieu en 1765, les "antilacornards" l’emportèrent ; dans la foulée, quinze "lacornards" furent exclus de la Grande Loge.


En décembre 1767, à l’occasion de la célébration de la St-Jean, certains Frères exclus en 1765 tentèrent de pénétrer dans le temple de la Grande Loge, mais l’entrée leur fut refusée, et ils forcèrent la porte. La scène tourna à l’échange de coups et d’invectives, et ce scandale quasi public amena le Lieutenant Général de Police Antoine de Sartine à suspendre les travaux de la Grande Loge, probablement à la demande du Grand Maître lui-même. Cette mesure de suspension dura jusqu’en 1771, année qui vit également la mort du Grand Maître, le comte de Clermont. C’est un autre prince du sang qui lui succéda, Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres (1747-1793). Prince progressiste, opposé à l’absolutisme et grand admirateur du système politique britannique, le duc de Chartres siégera aux États-Géneraux de 1789 parmi les députés de la noblesse, puis sera élu à la Convention Nationale en 1793, renonçant alors à tous ses titres et prenant le nom de Philippe Égalité.


La Grande Loge de France devient le Grand Orient de France (1773)


Dès 1771, le mouvement de réforme amorcé par le comte de Clermont à partir de 1762 reprit de plus belle, pour aller beaucoup plus loin. Une nouvelle structure fut mise en place, avec un système de représentation des Loges, donnant ainsi plus de poids aux Loges de provinces et contrant la prépondérance des Loges parisiennes et aristocratiques qui existait auparavant. Les anciens "lacornards" jouèrent néanmoins un rôle important dans ces réformes, car ils avaient soutenu la candidature du duc de Chartres. Ils obtinrent ainsi en 1772 la fusion de la Grande Loge de France et du Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, honni par le précédent Grand Maître. 


En 1773, la Grande Loge de France restructurée prenait le nom de Grand Orient de France. Mais un certain nombre de Loges contestèrent ces réformes et formèrent une Grande Loge Nationale dite Grande Loge de Clermont. Ces Loges rejoignirent le Grand Orient en 1799.


Outre sa complète réorganisation, le chantier le plus important du Grand Orient de France avant la Révolution fut le travail sur les rituels. L’idée de réviser les rituels et surtout d’arriver à un rituel unifié au sein du Grand Orient de France était apparue dès 1773, mais le travail ne commença qu’en 1781, pour aboutir à l’adoption des rituels des trois grades symboliques en 1785 et des quatre Ordres de Sagesse (hauts grades) en 1786.  C’est ce qu’on appelle le Rite Français.


Malgré ses idées progressistes, le duc de Chartres s’impliqua peu dans ces réformes, qui furent portées par le Grand Administrateur du Grand Orient, Anne Charles Sigismond, duc de Montmorency-Luxembourg (1737-1803).


La période qui précède la Révolution fut fort prospère pour le Grand Orient de France, qui en 1789 comptait 629 Loges et 30’000 membres. Un traité avec les Loges Rectifiée avait été signé, qui maintenait sous la juridiction du Grand Orient les Loges symboliques de ce Rite, lequel n’échappait donc pas complètement à son contrôle.


La Révolution de 1789 : démission puis mort du Grand Maître (1793)


La survenue de la Révolution en 1789 porta un coup très dur à la franc-maçonnerie en général et au Grand Orient de France en particulier. Non pas que la Révolution ait directement attaqué la franc-maçonnerie, mais bien plus parce que beaucoup de francs-maçons désertèrent les Loges, pour différentes raisons. Certains avaient épousé les idéaux de la Révolution et choisirent de s’engager plus concrètement dans le changement de la société, d’autres, aristocrates, avaient pris le chemin de l’exil, à l’instar du duc de Montmorency-Luxembourg.


Même si le Grand Orient de France avait officiellement approuvé la Révolution en 1792, fort peu de Loges continuaient à se réunir, et le coup fatal leur fut porté par le reniement le 22 février 1793 du Grand Maître, le duc de Chartres, devenu Philippe Égalité. Le Grand Maître ne se contentait pas de tourner le dos à la franc-maçonnerie, mais il la désavouait complètement, déclarant avoir cru aux illusions égalitaires de la franc-maçonnerie, mais qu’il était maintenant dans la réalité, et qu’une République ne pouvait tolérer l’existence de sociétés secrètes en son sein. Lors d’une assemblée extraordinaire tenue le 13 mai 1793, le Grand Orient de France accepte la démission du Grand Maître et envisage de le remplacer en dépit du fait que la charge soit théoriquement inamovible. Mais la Terreur avait commencé et devait durer jusqu’au 27 juillet 1794 (9 Thermidor de l’an 2) : la franc-maçonnerie française se mit alors en sommeil, et si quelques Loges se réunissent encore, c’est de manière semi-clandestine.


La carrière de Philippe Égalité allait bientôt prendre terme. Lors du procès de Louis XVI devant la Convention, qui se tint en plusieurs sessions entre le 15 et le 20 janvier 1793, il vota la mort du roi. Un général tenta en vain de faire tomber la Convention pour sauver Louis XVI, le général Charles François Dumouriez (1739-1823), chef de l’Armée du Nord. Révolutionnaire, il était néanmoins favorable à une monarchie constitutionnelle, et menacé d’être poursuivi par la Convention, il passa aux Autrichiens le 4 avril 1793. Or parmi les officiers qui le suivirent dans sa défection se trouvait Louis-Philippe, fils aîné de Philippe Égalité et futur roi Louis-Philippe Ier. Philippe Égalité fut immédiatement soupçonné de collusion avec son fils et ses amis. Arrêté le 7 avril 1793, il sera condamné à mort le 6 novembre et guillotiné le même jour.


Réveil de la franc-maçonnerie française après la Terreur


En février 1793, alors que le Grand Maître reniait la franc-maçonnerie, Alexandre Roëttiers de Montaleau (1748-1808), qui avait joué un rôle important dans la constitution des rituels du Rite Français, mettait à l’abri les archives du Grand Orient de France. Le 27 octobre 1795, le Directoire succédait à la Convention Thermidorienne qui avait remplacé le régime de la Terreur après la chute de Robespierre. Les activités maçonniques purent alors reprendre timidement. En avril 1796, le Grand Orient de France élut Roëttiers de Montaleau à la Grande Maîtrise, mais celui-ci refusa le titre, se faisant seulement appeler Grand Vénérable.


Il entreprit alors de rassembler la franc-maçonnerie française dispersée et obtint que les Loges de la Grande Loge de Clermont, qui avaient fait sécession en 1773, rejoignent le Grand Orient de France le 22 juin 1799.

 

Alexandre Roettiers de Montaleau godf grand orient de france franc maconnerie

 

Le Grand Orient de France sous le Consulat et l’Empire (1799-1815)


Le coup d’état du 18 Brumaire (9 novembre 1799) mit fin au Directoire et instaura le régime du Consulat. Le pouvoir exécutif, renforcé, était désormais aux mains de trois Consuls, mais l’homme fort était en réalité Napoléon Bonaparte, Premier Consul (1769-1821). Pour beaucoup d’observateurs de l’époque, la franc-maçonnerie était soit un repaire de royalistes soit le refuge des Jacobins nostalgiques de la Terreur. Il n’aurait pas été surprenant que le régime du Consulat, plutôt autoritaire et dominé par un militaire, y soit hostile, ou même l’interdise.  


Mais Bonaparte était plutôt favorable à la franc-maçonnerie, son père et ses frères étant tous francs-maçons. On n’a jamais pu apporté la preuve que Napoléon lui-même l’ait été, mais certains estiment qu’il aurait pu être initié pendant la campagne d’Égypte, à laquelle de nombreux francs-maçons participaient. La franc-maçonnerie ne fut donc pas inquiétée, mais cependant étroitement surveillée par la police.


Napoléon ne s’était pas beaucoup intéressé à la franc-maçonnerie pendant le Consulat, mais il changea d’attitude une fois devenu Empereur des Français (18 mai 1804). Il comprit que la franc-maçonnerie pouvait servir ses intérêts si elle lui était docile et décida donc de la placer sous le contrôle d’hommes qui lui soient dévoués, proches ou membres de sa famille. C’est ainsi qu’en 1804, Joseph Bonaparte était désigné Grand Maître du Grand Orient de France, mais c’est Jean Jacques Régis Cambacérès (1753-1824), l’ancien Second Consul devenu Archichancelier de l’Empire, qui exerçait le pouvoir ; et le Rite Écossais Philosophique, très minoritaire, était placé sous la Grande Maîtrise de Louis Bonaparte.

Jean-Jacques-Régis de Cambacérès franc maconnerie

 

C’est dans ce contexte qu’Alexandre de Grasse-Tilly rentra d’Amérique et entreprit de fonder un Suprême Conseil pour la France du Rite Écossais Ancien Accepté. En prélude à cette fondation, il commença par fonder le 22 octobre 1804 une Grande Loge Générale Écossaise, avec le maréchal Kellermann (un autre fidèle de Napoléon) comme Grand Administrateur. Au nom de l’Empereur, Cambacérès intervint immédiatement pour que les Loges de cette nouvelle Obédience soient intégrées au Grand Orient de France. Le 3 décembre 1804, un concordat était signé : les Loges de la Grande Loge Générale Écossaise intégraient le Grand Orient de France, tandis que le Suprême Conseil, qui serait définitivement constitué le 22 décembre 1804, gardait la juridiction sur les degrés 4 à 33, avec Grasse-Tilly comme Grand Commandeur.


Mais le 21 juillet 1805, le Grand Orient de France créa un Grand Directoire des Rites, qui se mit à conférer le 33e degré du Rite Écossais Ancien Accepté, en violation du concordat de 1804, qui fut immédiatement dénoncé par le Suprême Conseil. Cambacérès intervint à nouveau et obtint une formule de compromis : le Grand Orient administrerait désormais les degrés de 1 à 18, et le Suprême Conseil de 19 à 33. Et Cambacérès fut désigné Grand Commandeur du Suprême Conseil en 1806. Le franc-maçonnerie française était donc maintenant complètement entre les mains du pouvoir impérial.


Le Grand Orient de France n’était pas complètement libre sous l’Empire, car il servait les intérêts et la gloire de l’Empereur, non sans flagornerie d’ailleurs. Mais il fut particulièrement florissant à cette époque : si en 1800, il comptait seulement 74 Loges, leur nombre s’élevait déjà à 300 à la fin du Consulat en 1804, et à l’abdication de Napoléon en 1814, il en comptait 1219, dont 69 Loges militaires, qui avaient contribué à diffuser les idées de la Révolution dans les pays occupés.

napoleon franc maconnerie

Il faut surtout remarquer la grande mutation que le Grand Orient de France a subie au travers des événements de la Révolution, dont la bourgeoisie sortit la grande gagnante. Avant 1789, il était aux mains de l’aristocratie progressiste, même si un courant bourgeois conservateur s’affirmait de plus en plus. À la fin de l’Empire, il était majoritairement formé de bourgeois, d’artisans et de fonctionnaires, de sensibilité plutôt progressiste et libérale, alors que les aristocrates (y compris la nouvelle noblesse d’Empire), devenus plus conservateurs, lui préféraient le Suprême Conseil.

02 février, 2024 — Ion Rajalescu