Joseph de Maistre, un franc-maçon surprenant
En Europe continentale, et particulièrement en France, on pense souvent que les francs-maçons sont nécessairement progressistes, républicains, démocrates, agnostiques voire athées, volontiers anticléricaux et toujours attachés au progrès social. Qu’un réactionnaire catholique, monarchiste et ultramontain ait pu être franc-maçon semble a priori incongru. Ce fut pourtant le cas du comte Joseph de Maistre, haut gradé de la Stricte Observance Templière puis du Régime Écossais Rectifié, proche de Jean-Baptiste Willermoz et de Louis-Claude de St-Martin. C’est à la découverte du franc-maçon surprenant que fut Joseph de Maistre que nous vous invitons à partir.
La vie et la carrière de Joseph de Maistre avant la Révolution
Joseph de Maistre est né le 1er avril 1753 à Chambéry, dans le duché de Savoie, alors partie du Royaume de Piémont-Sardaigne. Son père, magistrat, avait été anobli par le Roi Victor-Amédée III (1726-1796) et c’est de là qu’il tenait son titre de comte. Formé chez les Jésuites, Joseph de Maistre suivit son père et entra dans la magistrature en 1774 en tant qu’avocat général substitut, puis fut nommé sénateur de Savoie en 1788, c’est-à-dire membre de la plus haut cour de justice du duché.
C’est en 1774 également qu’il fut initié en franc-maçonnerie, au sein de la loge Les Trois Mortiers à l’Orient de Chambéry, qui dépendait de la Grande Loge de Londres. Mais il se lassa rapidement de la franc-maçonnerie ordinaire, qu’il qualifia d’enfantillages. Il avait des attentes plus mystiques et, avec quelques Frères, il fonda en 1778 une nouvelle loge à Chambéry, La Sincérité. Cette loge travaillait sous la juridiction du Directoire Écossais de Lyon, siège de la Province d’Auvergne de la Stricte Observance Templière, dirigée par Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824).
C’est cette même année 1778 que, réunies à Lyon pour le Convent des Gaules, les provinces françaises de la Stricte Observance Templière avaient adopté les rituels révisés par Willermoz, qui y avait instillé la théosophie martinézienne. C’est avec enthousiasme que le jeune Joseph de Maistre embrassa le nouveau système et fut reçu Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte sous le nom de Eques Josephus a Floribus. Il fut ensuite admis dans la classe des Grands Profès, la classe la plus élevée et la plus secrète secrète de l’ordre, dont les simples chevaliers ignoraient jusqu’à l’existence. On y recevait la doctrine complète de Martinès de Pasqually telle que Willermoz l’avait comprise et formulée. Ce degré ne fut conféré qu’à un nombre limité de Frères, jugés dignes de le recevoir : à Chambéry, il n’y en eut que quatre, dont Joseph de Maistre.
Jean-Baptiste Willermoz
En Allemagne, la Stricte Observance Templière connaissait alors une grave crise interne et de nombreuses loges quittaient l’ordre pour rallier des systèmes concurrents (Rite Suédois, Rite de Zinnendorf, Rose-Croix d’Or d’Ancien Système…). La légitimité du fondateur de l’ordre, le baron de Hund (1722-1776), avait été mise en cause dès le Convent de Kahlo (1772) : nombreux étaient ceux qui doutaient de l’existence des Supérieurs Inconnus que Hund prétendait servir et de la réalité de la mission qu’il aurait reçue du Prétendant stuardiste Charles Édouard Stuart (1720-1788) de restaurer l’Ordre Maçonnique. Sans ouvertement désavouer Hund, le Convent désigna le duc Ferdinand de Brunswick-Lunebourg (1721-1782) Grand Supérieur Général de l’Ordre, signifiant implicitement qu’il n’y avait pas de Supérieurs Inconnus. Hund fut quant à lui relégué au rang de Grand Maître de la VIIe Province, Grand Visiteur de l’Ordre.
Au Convent de Brunswick en 1775, les attaques reprirent contre Hund, qui finit par s’effondrer et avouer la supercherie. Il devait mourir l’année suivante. Ferdinand de Brunswick décida alors de réformer l’ordre par un Convent qui devait se tenir à Wihelmsbad en 1782 et adressa en 1780 une circulaire à toutes les juridictions de l’ordre, leur demandant de répondre par écrit à une série de questions, que l’on peut résumer ainsi : l’Ordre a-t-il des Supérieurs? Quels sont-ils? L’Ordre remonte-t-il aux Templiers? Peut-on restaurer l’Ordre du Temple? Les rituels sont-ils adéquats? Les buts de l’Ordre doivent-ils être secrets ou connus de tous? L’Ordre dispose-t-il de connaissances que nul autre n’aurait? La Préfecture de Chambéry envoya ses réponses officielles, mais Joseph de Maistre choisit d’adresser sa propre réponse au supérieur de l’Ordre, sous la forme d’un Mémoire de 64 pages, où il présente sa conception de la franc-maçonnerie, de ses origines de ses buts et de son organisation. Nous y reviendrons plus loin.
Joseph de Maistre pendant la Révolution et l’Empire
Les événements de la Révolution Française allaient progressivement changer le point de vue de Joseph de Maistre. Jusque là, quoique catholique fervent, il était plutôt de tendance gallicane (c’est-à-dire réduisant le pouvoir du pape à la sphère religieuse et non politique), sensible aux nouvelles idées libérales et favorable à certaines idées républicaines. Comme de nombreux mystiques, piétistes et exaltés tant catholiques que protestants du XVIIIe siècle, il affichait une forme de millénarisme et annonçait de grands événements qui bouleversaient le monde et le ferait entrer dans un nouvel âge, où la religion, purifiée de ses scories, unirait enfin un peuple de frères.
Joseph de Maistre reconnut d’abord la Révolution comme le commencement de ces événements, mais déchanta rapidement quand la France annexa la Savoie en 1792 et y imposa la constitution civile du clergé décrétée en 1790. La Terreur, qui sévit entre 1793 et 1794 acheva de le convaincre du caractère intrinsèquement destructeur et malfaisant de la Révolution. Il faut dire qu’il fut aussi personnellement touché par la tourmente révolutionnaire, qu’il fut contraint à l’exil à Lausanne en Suisse et qu’il perdit ses terres, qui furent nationalisées.
Depuis Lausanne, en tant que correspondant du ministère des affaires étrangères de Sardaigne, il dirigea un service de renseignement et recruta des hommes pour renforcer les rangs de la résistance intérieure de Savoie. Il rédigea également plusieurs pamphlets anti révolutionnaires.
Joseph de Maistre
En 1797, il rejoignit le roi Charles-Emmanuel IV de Sardaigne (1751-1819) à Turin, mais l’année suivante, le Piémont fut à son tour envahit par les Français, le forçant à s’exiler à Venise, puis à Cagliari, en Sardaigne. Après l’abdication de Charles-Emmanuel IV en 1802, son frère et successeur Victor-Emmanuel Ier (1759-1824) nomma Joseph de Maistre ministre plénipotentiaire du Royaume de Sardaigne auprès du Tsar Alexandre Ier.
Joseph demeura à Saint-Petersbourg pendant 14 ans et assista de là à la montée de Bonaparte et à l’établissement du Ier Empire. Il ne fut guère rassuré par l’aventure napoléonienne, dont il dénonça le bellicisme et la volonté de soumettre la sphère religieuse à l’autorité de l’État. Il ne s’agissait pour lui que de la continuation de la Révolution.
C’est en Russie que Joseph de Maistre commença à correspondre avec des personnalités anti-révolutionnaires françaises, à commencer par le vicomte Louis de Bonald (1754-1840), l’un des principaux propagandistes de la Restauration des Bourbons et pilier de la pensée réactionnaire. C’est seulement à ce moment-là qu’il commença à accepter les thèses de l’Abbé Barruel (1740-1820), qui faisait de la franc-maçonnerie l’origine de la Révolution. Il les avait jusque là toujours réfutées.
Après le Congrès de Vienne (1815)
La chute de Napoléon en 1815 amena les puissances européennes à redéfinir leurs frontières, ce qui fut fait au Congrès de Vienne. La Savoie, le Comté de Nice et le Piémont étaient ainsi rendus au royaume de Sardaigne.
Proche des Jésuites, Joseph de Maistre fut soupçonné d’avoir converti des personnalités russes au catholicisme romain et dut quitter la Russie en 1817. Les Jésuites furent à leur tour expulsés de Russie en 1820.
Joseph de Maistre séjourna d’abord trois semaines à Paris, où il rencontra Louis XVIII et fut ovationné à l’Académie Française. Rentré à Turin, où il fut nommé Président de la Chancellerie, ministre d’état, il y mourut le 16 février 1821.
La postérité de Joseph de Maistre
Peu d’auteurs auront eu une postérité aussi disparate que Joseph de Maistre. Il est admiré à droite comme à gauche, il considéré comme un porte-drapeau aussi bien par les catholiques traditionalistes, les monarchistes, les légitimistes que par les francs-maçons traditionalistes et les francs-maçons catholiques. Sa pensée dynamique et pamphlétaire a bien sûr inspiré le courant monarchiste jusqu’à Charles Maurras (1868-1952), au même titre titre que celle de Bonald. Mais il est plus surprenant de voir qu’Auguste Comte (1798-1857), père du positivisme, reconnut que Joseph de Maistre avait été l’une de ses sources d’inspiration. De même, l’utopisme socialiste des saint-simoniens et des fourriéristes voyait en lui un précurseur. Et par le truchemement de Félicité de Lamennais (1782-1854), Joseph de Maistre exerça aussi une influence sur le catholicisme libéral, le catholicisme social et la démocratie chrétienne.
On s’étonnera de cette postérité inattendue si l’on ne retient de Joseph de Maistre que son ouvrage intitulé Du pape (1819) et sa défense de l’infaillibilité pontificale, de l’hégémonie catholique, de l’ultramontanisme, de la nécessaire alliance du trône et de l’autel, de la nécessité de la peine de mort et de la lutte contre le protestantisme.
Du pape, édition originale de 1819
C’est probablement dans le Joseph de Maistre franc-maçon que l’on trouvera les nuances qui expliquent son succès dans des milieux beaucoup plus larges que ceux de la réaction catholique traditionaliste et monarchiste. Catholique et monarchiste, Joseph de Maistre le fut toute sa vie, mais d’une manière différente avant ou après la Révolution.
Avant la Révolution, le jeune Joseph de Maistre est un catholique un peu exalté, qui croit qu’un grand mouvement social va réformer le monde et que les différentes confessions chrétiennes vont enfin s’unir sous la houlette bienveillante du pape. Le Mémoire qu’il adresse au duc de Brunswick nous en dit long sur ses espérances et sur le rôle qu’il assignait à la franc-maçonnerie dans cette vaste entreprise de régénération politique, sociale et religieuse. Il voit dans la franc-maçonnerie, du moins dans les plus hauts degrés martinistes du Rite Écossais Rectifié, le réceptacle d’une Religion première, dont les différents peuples se seraient progressivement écartés, et dont le christianisme authentique serait l’aboutissement. La franc-maçonnerie aurait ainsi pour but premier de rétablir l’unité du christianisme, d’abord autour du chef unique de l’ordre maçonnique (en l’occurrence le duc de Brunswick), comme une sorte de préalable à une union avec Rome, dont il ne parle pas ouvertement ici. La franc-maçonnerie serait donc une chance pour les non-catholiques de s’associer à l’œuvre de régénération du monde.
La forme de pouvoir qu’il envisage est autocratique sans être autoritaire. Un chef unique est nécessaire selon lui, mais les échelons inférieurs disposent d’une certaine autonomie dans la gestion de leurs affaires intérieures, selon le principe de subsidiarité. Il n’exclut donc pas une forme de démocratie locale, au niveau des Grandes Loges et des Loges particulières, mais à l’intérieur d’un modèle centralisé sur un unique Supérieur Général, garant de l’ensemble du projet.
Si le Joseph de Maistre plus tardif défend une version autoritaire du pouvoir pontifical, qui impose la vérité sans concertation, le Joseph de Maistre franc-maçon présente un modèle beaucoup plus nuancé dans lequel la recherche des compromis tient une grande place dans la recherche du bien commun. Il y a sincèrement cru, comme le montre sa longue résistance aux thèses antimaçonniques de l’Abbé Barruel. Même après avoir cessé de fréquenter les loges, Joseph de Maistre restait fidèle à ses anciens Frères. S’il reconnaissait que certaines sociétés secrètes comme les Illuminés de Bavière avaient eu des projets politiques condamnables, il considérait la franc-maçonnerie ordinaire comme un simple enfantillage sans conséquences et gardait toute son estime pour les vrais Illuminés, c’est-à-dire pour lui les Martinistes (à l’époque, le terme englobait indistinctement le Matinézisme et le Martinisme).
Pourquoi un tel revirement dans la pensée de Joseph de Maistre, qui passa d’un universalisme catholicisant à un ultramontanisme intransigeant ? L’histoire en général et son histoire particulière, sans aucun doute, en sont la cause. Les excès de la Révolution, l’invasion de son pays, son exil et la perte de ses terres, l’Europe mise à feu et à sang, tout concourut à lui montrer que ses rêves idéalistes de jeune franc-maçon étaient manifestement une chimère. Pas dans l’absolu, sans doute, mais tant que les hommes n’auraient pas atteint un certain niveau d’évolution spirituelle. C’est pourquoi il ne renia jamais son passé martiniste et sans doute resta-t-il toujours en son for intérieur un catholique un peu exalté et idéaliste, à l’orthodoxie quelque peu discutable.
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