Si de nombreux outils maçonniques, tels l’Equerre, le Compas, la Règle, le Maillet, le Ciseau, le Niveau, la Perpendiculaire…, se retrouvent dans tous les rituels maçonniques, il est un outil qui n’apparaît que rarement : la Truelle. C’est assez étrange, quand on considère que la Truelle est un outil des plus communs chez les bâtisseurs. L’usage du mortier, qui nécessite l’utilisation de la Truelle, est bien attesté chez les bâtisseurs médiévaux dont les francs-maçons se prétendent les héritiers. Alors pourquoi parle-t-on si peu de la Truelle dans les rituels maçonniques ? La Truelle serait-elle l’outil mal aimé des francs-maçons ? Quand et où est-elle apparue dans les rituels maçonniques ? Et quelle a pu alors être sa signification allégorique ?


Absence quasi totale de la Truelle dans les anciens documents maçonniques 


Curieusement, on ne trouve quasiment aucune mention de la Truelle dans les plus anciens documents maçonniques écossais ou anglais connus, qui remontent à l’extrême fin du XVIIe siècle et s’étalent jusque dans les années 1730. Même le "Masonry Dissected" de Samuel Pritchard (1730) et le "Three Distinct Knocks" (1760) ignorent totalement l’usage de la Truelle. Tout au plus trouve-t-on mention de truelles dans le récit historique du manuscrit "Dumfries nº 4" (vers 1710), sans qu’aucune dimension symbolique ni rituelle ne soit évoquée. Et une unique divulgation, "The Grand Mystery Laid Open" (1726) nous apprend que les francs-maçons se servent de deux outils, le Marteau pour séparer et la Truelle pour joindre. Nous reviendrons plus loin sur ce très étrange document.


Il en va à peu près de même sur le continent. En France, et plus généralement dans l’aire culturelle francophone, de même qu’en Allemagne, la Truelle est absente des rituels et des divulgations avant 1744. Et même après cette date, la majorité des rituels continuent à l’ignorer, tels le Rituel du Duc de Chartres (1784), le Rituel du Marquis de Gages (1763), les rituels de la Stricte Observance Templière, le Rite Français (1785/1801)…


Apparition de la Truelle dans les rituels français 


La première mention de la Truelle se trouve dans une très curieuse divulgation de 1744, "Le Parfait Maçon", qui dévoile les secrets des Apprentis, Compagnons,  Maîtres et Maçons Écossais, sous une forme tout à fait inhabituelle et fort différente de tous les rituels connus. Dans ce rituel, le Vénérable porte une Équerre et une Truelle à son sautoir; et après le serment d’un nouvel Apprenti, il prend une Truelle avec laquelle il feint de gâcher du mortier dans une auge, et la passe ensuite sur le lèvres de l’Apprenti pour les sceller symboliquement. Nous reviendrons plus loin sur ce rituel, qui nous révèle peut-être l’origine de l’usage de la Truelle en franc-maçonnerie.


L’année suivante, une autre Divulgation, "Le Sceau Rompu", par ailleurs conforme aux usages maçonniques connus, mentionne la Truelle dans sa présentation générale de la franc-maçonnerie, mais cette fois-ci en l’associant avec l’épée, claire allusion au grade de Chevalier d’Orient, qui travaille l’Épée d’une main et la Truelle de l’autre et qui est apparu dans les années 1740.


Autour des années 1745 toujours, le manuscrit Luquet (l’un des deux plus anciens rituels maçonniques manuscrits en français qui nous soient parvenus) fait de la Truelle associée à l’Épée les armoiries des francs-maçons, en se référant visiblement au Discours du Chevalier de Ramsay de 1736, qui faisait remonter la franc-maçonnerie aux Croisades et aux Chevaliers de St Jean de Jérusalem. Plus loin dans le rituel, la Truelle est dépeinte comme l’outil qui permet de masquer les défauts des Frères.


Vers 1778, Jean-Baptiste Willermoz introduit la Truelle parmi les trois meubles mobiles (avec le Compas et le Maillet) dans l’Instruction du premier grade du Rite Écossais Rectifié, en précisant qu’"elle sert aux francs-maçons pour construire des temples à la Vertu".


Et ce n’est qu’à partir de 1887 que le Rite Français pratiqué au Grand Orient de France ajoute la Truelle aux outils avec lesquels le futur Compagnon effectue ses cinq voyages emblématiques, et la fait figurer sur le plateau du Vénérable aux trois grades symboliques.


Dans les hauts grades, la Truelle apparaît aussi quelques fois, en premier lieu dans le Chevalier d’Orient (IIIe Ordre du Rite Français, 15e degré du Rite Écossais Ancien Accepté) et les grades anglo-saxons apparentés (Knight Masons irlandais, Red Cross Knights écossais…). On la retrouve aussi au Royal Arch, qui est également lié à la légende de la reconstruction du Temple par Zorobabel, et elle est omniprésente sur les décors et emblèmes des Cryptic Degrees, une série de quatre degrés d’origine américaine mais répandue dans tous pays anglo-saxons.


La Truelle, marque d’un courant maçonnique minoritaire ?


La Truelle n’appartient manifestement pas au corpus symbolique de l’ancienne franc-maçonnerie. Alors comment expliquer son apparition dans les rituels français vers 1745? Cette apparition semble liée à l’éclosion des hauts grades, et en particulier du Chevalier d’Orient, le premier haut grade chevaleresque. Les symboles principaux de ce grade sont l’Épée et la Truelle, suivant en cela les textes bibliques qui fournissent la base de la légende du grade et qui racontent que les bâtisseurs qui reconstruisaient Jérusalem travaillaient d’une main et portaient une arme de l’autre, et précisent plus loin qu’ils portaient tous l’épée au côté (Néhémie 4, 17-18). 


Mais il n’est pas fait mention de Truelle dans le texte biblique. Pourquoi alors avoir choisi cet outil plutôt qu’un autre ? Probablement parce que la Truelle était déjà connue d’une frange minoritaire de la franc-maçonnerie, comme l’attestent "The Grand Mystery Laid Open" de 1726 et "Le Parfait Maçon" de 1744. Mais qu’elle peut bien être cette frange de la franc-maçonnerie?


La Truelle, signe de ralliement jacobite ?


Nous sommes habitués à l’idée que la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle était divisée en deux courants, les Modernes et les Anciens. Mais selon certains auteurs (dont Jan Snoek), il y en avait un troisième, que l’on qualifiait de Harodim, ou Heredom, qui représentait la franc-maçonnerie jacobite, c’est-à-dire ceux qui étaient restés loyaux à la Dynastie Stuart après la Glorieuse Révolution de 1688. Selon Jan Snoek, la très étrange divulgation "Le Parfait Maçon" de 1744, qu’on serait tenté de considérer au premier abord comme une simple parodie, ne serait que le reflet des usages de cette franc-maçonnerie jacobite, répandue en France par les nombreux exilés anglais, écossais et irlandais qui y résidaient. 


On sait que les jacobites ont joué un rôle dans l’apparition et le développement des hauts grades dits Écossais, et en particulier du Chevalier d’Orient, dont le point de départ semble bien avoir été le Discours de Ramsay, lui-même jacobite : Zorobabel, de lignée royale, en exil à Babylone et autorisé par le roi Cyrus à aller rebâtir le Temple de Jérusalem pourrait n’être qu’une allégorie du Prétendant Stuart, en exil à St Germain-en-Laye, aidé par le roi de France pour aller reconquérir le trône d’Angleterre. Dans les années 1740, c’est de Charles Édouard, "The Young Pretender", qu’il s’agit, lui qui débarqua en Écosse en 1745 avec l’aide française et leva une armée qui fut écrasée à la bataille de Culloden en 1746.


La Truelle serait-elle donc un symbole maçonnique jacobite? C’est probable. Revenons à l’unique ancien texte anglais qui mentionne la Truelle, "The Grand Mystery Laid Open" de 1726. Comme "Le Parfait Maçon" de 1744, ce document étrange est le plus souvent considéré comme une parodie. Il présente des mots absurdes, ou hors de propos, comme par exemple Layla Illalah, qui est donné comme le premier franc-maçon, et qui n’est autre que la translittération de la profession de foi musulmane (Il n’y a de Dieu que Dieu). Mais ne pourrait-il pas s’agir d’un document codé? Le Marteau qui sépare ne serait-il pas Guillaume d’Orange qui a détrôné Jacques II et la dynastie des Hanovre qui fut ensuite établie, et la Truelle qui joint ne serait-elle pas les Stuart exilés et qui rassemblent leurs partisans à St Germain-en-Laye? Dans cette divulgation, la Loge est dite Loge de St Jean, mais on précise que St Jean est Roi, parce qu’il est le roi de toutes les Loges chrétiennes. Ne serait-ce pas une allusion à l’attachement des Stuart au catholicisme?


Et dans "Le Parfait Maçon", dont les usages décrits pourraient être d’origine jacobite, la Truelle est utilisée pour sceller les lèvres de l’Apprenti. Quoi de plus normal si l’on a affaire à des conspirateurs jacobites. Et le manuscrit Luquet (dont les allusions au Chevalier de Ramsay peuvent laisser supposer un penchant jacobite) nous dit par ailleurs que la Truelle sert à masquer les défauts des Frères. Les défauts, ou ne faudrait-il pas mieux comprendre les secrets? Le secret maçonnique ne serait-il pas ici doublé d’un autre secret, politique celui-là ?


Il ne serait donc pas étonnant que la Truelle ait été à l’origine une sorte de signe de ralliement des francs-maçons jacobites et que le grade de Chevalier d’Orient ait été une métaphore du projet politique des Stuart exilés. Cela expliquerait pourquoi les équivalents anglo-saxons du Chevalier d’Orient français se sont développés d’abord en Irlande (Knight Masons) puis en Écosse (Red Cross Knights), l’Irlande et l’Écosse ayant fourni une grande partie des contingents jacobites. 


Mais la Truelle reste bel et bien un outil des bâtisseurs, et sa présence au Rite Écossais Rectifié, dans les Cryptic Degrees, et plus tard au Rite Français, n’a manifestement aucune connotation jacobite.

13 décembre, 2023 — Ion Rajalescu