Le symbole inattendu du Trois et de l’Équerre

En franc-maçonnerie, on utilise beaucoup de lettres, qui figurent souvent sur les décors maçonniques (tabliers, sautoirs, cordons…), les tapis de loge et les documents écrits. Le plus souvent, il s’agit d’initiales de mots importants, notamment les mots sacrés des différents degrés. Ainsi on trouve les lettres J∴ et B∴ des deux colonnes, les lettres M∴ B∴ du mot de Maître… Parfois on marque la première et la dernière lettre d’un mot, comme c’est le cas dans C∴ K∴ H∴ (ou C∴ K∴ S∴), qui veut dire Chevalier KadosH (ou KadoSh). Utilisées ainsi, les lettres maçonniques sont généralement suivies des trois points, pour exprimer l’abréviation.

 

 

Mais il est en franc-maçonnerie une lettre qui n’est jamais suivie des trois points, comme si elle avait une valeur en elle-même, sans représenter la lettre initiale d’aucun mot: la lettre G. On la voit le plus souvent figurer au centre de l’Étoile Flamboyante et sur le Delta qui orne le sautoir du Vénérable Maître.

 

Les rituels et les divers écrits maçonniques ont bien sûr essayé de trouver de quel mot cette lettre G pouvait bien être l’initiale. Comme la franc-maçonnerie moderne est d’origine britannique, la première idée qui s’est imposée est qu’il s’agirait de l’initiale de Dieu, God en anglais. Puis la symbolique opérative y a vu la Géométrie et d’autres lois ou mécanismes de la nature tels que la Gravitation ou la Génération; les francs-maçons plus mystiques y reconnurent la Gnose, d’autres y trouvèrent le Génie… Toutes ces interprétations font sens, elles sont cohérentes, mais il se pourrait bien qu’aucune ne soit réellement la bonne: la lettre G n’a peut-être pas à être expliquée au-delà de sa signification propre.

Nous sommes un peu piégés par nos langues occidentales modernes, car le G est pour nous la septième lettre de l’alphabet. Pourtant, elle est découverte par le Compagnon, dont le nombre symbolique est le Cinq. Si l’on suit la valeur numérique, le G devrait donc être plutôt réservé au Maître. C’est que la valeur symbolique de la lettre G ne vient pas de son rang dans l’alphabet moderne, mais remonte probablement à son origine ancienne, le Ghimel phénicien, puis hébraïque, et le Gamma grec: dans ces langues anciennes, l’équivalent de notre G est la troisième lettre de l’alphabet et à la valeur numérique de Trois. Ce n’est évidemment pas anodin en franc-maçonnerie! Le G, c’est en fait le Trois, et il pourrait donc être enseigné dès le grade d’Apprenti.

Graphiquement, le Ghimel phénicien et le Gamma grec ont la forme d’une Équerre, et il en allait de même dans l’ancien alphabet hébraïque, avant que les Hébreux n’abandonnent le style phénicien pour adopter un graphisme d’origine araméenne. Là encore, cela parle aux francs-maçons, et la présence d’un G au sein d’un triangle sur le sautoir du Vénérable fait pleinement sens: une Équerre associée au nombre Trois.

Mais alors d’où vient le graphisme arrondi de notre G ? Des Romains, qui s’étaient inspirés de l’alphabet étrusque, remontant lui aussi aux alphabets grec et phénicien. Dans cet alphabet étrusque, la troisième lettre était bien le Gamma, et il s’écrivait généralement par deux traits marquant un angle plus ou moins obtus, rappelant toujours le motif de l’Équerre, ou parfois sous la forme d’une courbe ouverte, comme notre C actuel. Les Romains s’inspirèrent donc de cet alphabet, en privilégiant le graphisme arrondi que nous utilisons encore aujourd’hui. Mais dans l’alphabet latin archaïque, on utilisait toujours l’unique lettre Gamma pour exprimer les sons K et G, d’où le flou de certains mots, comme les prénoms Caius et Cnaeus, qui s’écrivaient avec C mais se prononçaient Gaius et Gnaeus. La prononciation latine nécessitait donc une lettre supplémentaire: les Romains attribuèrent à la troisième lettre de leur alphabet le son K (probablement TCH devant le i et le e) et mirent en septième position une nouvelle lettre pour exprimer le son G. Et comment trouvèrent-ils le graphisme de cette nouvelle lettre? En ajoutant une petite Équerre à la courbe arrondie du C, tout simplement! Amusant, non?

19 mars, 2024 — Ion Rajalescu