Rudyard Kipling et l’idéal maçonnique : une fraternité en filigrane
Rudyard Kipling fut initié en 1886 à la loge Hope and Perseverance n°782 à Lahore, sous l’autorité de la Grande Loge Unie d’Angleterre. Il y participa peu, mais ce bref passage laissa en lui une empreinte durable. Kipling ne théorisa jamais la franc-maçonnerie, mais il en honora l’esprit par l’exemple. Tempérance, devoir, maîtrise de soi : autant de vertus maçonniques qui traversent son œuvre en filigrane. Le poème Si en condense l’éthique. Ma loge mère en célèbre la fraternité vécue, au-delà des confessions et des rangs. Écrivain discret mais profondément marqué, Kipling ne parla guère de la loge. Mais souvent depuis elle. Et toujours, à sa manière, pour elle.
Kipling en loge : initiation en Inde britannique
Rudyard Kipling n’a que vingt ans lorsqu’il est initié, le cinq avril mille huit cent quatre-vingt-six, dans la loge Hope and Perseverance n°782 à Lahore, en Inde britannique. C’est une loge cosmopolite, placée sous l’autorité de la Grande Loge Unie d’Angleterre, et composée de membres issus de confessions, castes et origines diverses — musulmans, sikhs, hindous, chrétiens s’y côtoient à égalité, selon les usages d’une maçonnerie coloniale qui conserve, à sa manière, le souci de l’universalité.
L’ancien Temple maçonnique de Lahore
Né à Bombay, Kipling grandit au carrefour de deux mondes. D’un côté, l’Empire britannique avec ses codes, ses hiérarchies, ses certitudes. De l’autre, l’Inde vivante, multilingue, bigarrée, dont il perçoit très tôt la richesse et la complexité. Son père, John Lockwood Kipling, artiste et enseignant britannique, a été envoyé en Inde pour y diriger d’importantes institutions culturelles. L’enfant baigne ainsi dans une double atmosphère : rigueur victorienne et effervescence orientale.
Dans ce contexte, la loge devient pour lui un lieu à part. Ni tout à fait sacré, ni tout à fait profane. Un espace de parole, d’écoute, de fraternité réelle. Il y rencontre des hommes qu’il n’aurait jamais croisés ailleurs, autour de rituels transmis dans un anglais ancien, empreints de solennité discrète. Cette expérience, bien que brève — Kipling quitte la loge deux ans plus tard pour Londres — demeurera vive dans sa mémoire et dans son imaginaire.
Il n’y reviendra pas, mais il n’en parlera jamais avec distance. La loge fut pour lui une patrie éphémère. Mais fondatrice.
L’idéal maçonnique dans l’œuvre de Kipling
Kipling n’a pas laissé de traité sur la franc-maçonnerie. Il n’a pas commenté les rituels, ni exposé les symboles. Il n’a jamais écrit à propos de la loge. Mais il a écrit depuis elle — et parfois, en elle.
L’influence maçonnique dans son œuvre n’est pas affaire de signes, mais de posture. Elle s’exprime moins par l’allégorie que par l’attitude. Moins par les symboles que par une tenue intérieure. Chez Kipling, les mots tracent les contours d’une éthique virile : loyauté, maîtrise de soi, courage sans emphase, respect de la parole donnée. Autant de qualités chères à la tradition maçonnique britannique, mais jamais érigées en dogme. Elles affleurent au détour d’un vers, d’un dialogue, d’un silence.
Cette discrétion est une force. Kipling ne plaque jamais d’idéologie sur ses récits. Il laisse affleurer, au cœur de contextes souvent durs — militaires, coloniaux, initiatiques — une exigence morale sans moralisme. Une volonté de tenir debout, d’agir sans fracas, de transmettre sans imposer.
Il faut relire certains de ses récits (The Man Who Would Be King, Kim, The Jungle Book) avec cette clef. Partout s’y dessine la figure d’un homme qui construit quelque chose de plus vaste que lui. Par le devoir, l’apprentissage, ou l’amitié. Une franc-maçonnerie implicite, sans tablier ni mots de passe, mais dont le cœur bat sous le texte.
Kipling ne montre pas l’initiation : il en prolonge l’effet. Et c’est peut-être cela, le plus fidèle hommage.
Si et Ma loge mère : deux poèmes maçonniques de Kipling
Certains poèmes contiennent plus de maçonnerie que bien des planches. Si (If) et Ma loge mère (The Mother Lodge) en témoignent. L’un condense une éthique intérieure. L’autre célèbre une fraternité vécue. Ensemble, ils dressent les deux colonnes d’un même temple invisible.
If, écrit en 1895, est souvent présenté comme un catéchisme stoïcien. Mais sa trame épouse celle d’un chemin maçonnique : affirmation de la dignité humaine, appel à la tempérance, à la patience active, à la force tranquille. Chaque vers propose une épreuve, une élévation, une maîtrise. C’est le poème d’un homme qui parle à un fils — ou à un jeune frère — pour l’armer contre le chaos, sans orgueil ni cynisme.
Si tu restes ton maître alors qu’autour de toi
Nul n’est resté le sien, et que chacun t’accuse ;
[…]
Si tu peux affronter, et triomphe, et désastre,
Et traiter en égaux ces deux traîtres égaux
[…]
Alors la Terre est tienne et tout ce qu’elle porte
Et mieux encore tu seras un homme mon fils !
On peut y entendre l’écho discret d’une Chambre du Milieu. Rien n’est démontré. Tout est transmis.
Rudyard Kipling
Ma loge mère (The Mother Lodge), publié en 1894, est d’un autre ton. Plus intime. Il évoque la loge de Lahore comme un havre fraternel, où l’unité s’est faite entre croyances, langues, origines. Hindous, musulmans, anglicans : tous égaux à la lumière du compas. Le poème n’idéalise rien. Il raconte simplement une nostalgie : celle d’un lieu où les différences s’étaient tues le temps d’un rituel, et où l’on riait, ensemble, en sortant.
Il y avait Rundle, le chef de station,
Beazeley, des voies et travaux,
Ackman, de l’intendance,
Dankin, de la prison,
Et Blake, le sergent instructeur,
Qui fut deux fois notre Vénérable,
Et aussi le vieux Franjee Eduljee
Qui tenait le magasin "Aux denrées Européennes".
Dehors, on se disait : "Sergent, Monsieur, Salut, Salam".
Dedans c’était : "Mon frère", et c’était très bien ainsi.
Nous nous réunissions sur le niveau et nous nous quittions sur l’équerre.
Moi, j’étais second diacre dans ma Loge-mère, là-bas ! […]
Ce n’est ni un mythe colonial ni une bluette maçonnique. C’est un remerciement. Et peut-être, aussi, un adieu.
Kipling et la dérive initiatique : analyse de “L’homme qui voulut être roi”
Il est un récit de Kipling où la franc-maçonnerie apparaît frontalement. Non comme allusion, ni comme filigrane. Mais comme point de départ — et point de chute. L’homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King), publié en 1888, est un conte brutal, presque biblique, sur l’orgueil et la trahison des idéaux.
Deux aventuriers britanniques, Daniel Dravot et Peachey Carencent, décident de fonder leur propre royaume au Kafiristan, aux confins de l’Afghanistan. Tous deux francs-maçons, ils se servent de leurs signes et de leurs mots de passe pour gagner la confiance des tribus locales, y voyant un langage universel susceptible d’unifier les peuples. Mais cette fraternité devient un outil de domination. Et Dravot, grisé par le pouvoir, se fait couronner roi. L’union devient culte. Le rite devient règne.
Le retournement est cruel. Dravot est trahi, tué. Carnehan, mutilé et brisé, revient seul à la civilisation, porteur d’un crâne couronné et d’un récit qui glace. Ce qu’ils ont tenté n’était pas une œuvre maçonnique, mais sa parodie. Ils ont violé la règle en l’habillant de ses symboles.
Et Kipling, en racontant leur chute, ne condamne pas la franc-maçonnerie. Il en rappelle les limites. Ou plutôt, son exigence. Elle ne saurait être un instrument. Elle n’a de sens que dans l’humilité, la mesure, le service.
C’est sans doute l’un des rares textes de fiction où la franc-maçonnerie est aussi présente — et aussi mise à l’épreuve.
Kim, Le Livre de la Jungle et les fables initiatiques de Kipling
On pourrait croire que les récits de Kipling destinés à la jeunesse s’éloignent du monde maçonnique. En apparence, tout les sépare : animaux qui parlent, orphelins en quête de destin, récits initiatiques mêlés d’aventure. Et pourtant, c’est là que son héritage fraternel travaille le plus profondément.
Dans Le Livre de la Jungle (The Jungle Book, 1894), Mowgli n’est pas seulement un enfant élevé par les loups : il est un être en construction, passant d’un monde à l’autre, apprenant à obéir pour mieux comprendre, à lutter sans haïr, à parler toutes les langues sans renier la sienne. Derrière Baloo, Bagheera et Kaa, se devine un collège d’instructeurs — sévères, bienveillants, discrets. Une sorte de loge animale, rituelle, initiatique, régie par la loi de la jungle, qui n’est pas la loi du plus fort mais celle du respect et de la juste place.
Première édition du Livre de la Jungle, 1894
Kim (1901), sans doute son roman le plus mûr, suit le même fil. Le jeune héros, mi-britannique mi-indien, agent secret et disciple d’un lama tibétain, apprend à se situer dans un monde traversé de masques. L’enseignement du lama, sa quête de la rivière de la vie, mais aussi le compagnonnage d’hommes de devoir, tissent une trame où l’apprentissage passe par le silence, l’observation, l’action mesurée. Là encore, la loge n’est jamais nommée. Mais elle est partout, dans la géométrie des rapports humains.
Même les Histoires comme ça (Just So Stories, 1902) — apparemment ludiques — portent cette signature. Chacune est une parabole, un récit de cause et d’effet, de forme et de transformation. On y devine une intelligence artisanale du monde, une manière de raconter pour éveiller, et non pour divertir. Comme si Kipling, sous couvert de fantaisie, formait de jeunes apprentis à la lecture du réel.
La maçonnerie, chez lui, n’est jamais décor. Elle est méthode. Et parfois, vocation.
Kipling, le Frère sans Loge
Kipling n’a pas fait carrière en loge. Il a été reçu, élevé, puis il s’est éloigné. Mais il a emporté quelque chose avec lui — et ce quelque chose a irrigué son œuvre.
Après son retour d’Inde, il s’installe brièvement à Londres, voyage aux États-Unis, épouse une Américaine, s’établit dans le Sussex, et ne revient jamais à la loge. Il deviendra pourtant l’un des écrivains les plus célèbres de son temps, prix Nobel de littérature en mille neuf cent sept, chantre paradoxal d’un Empire qu’il voyait autant comme mission que comme fardeau. Il meurt en mille neuf cent trente-six, à Londres, et repose à Westminster, parmi les poètes.
Mais derrière les honneurs, les controverses, les lectures idéologiques, demeure une voix singulière : celle d’un homme traversé par un idéal de droiture, d’attention et de maîtrise. Il ne parle jamais de la franc-maçonnerie, comme on parlerait d’une institution. Mais il lui rend hommage à chaque page, par la tenue morale, la retenue du jugement, la fraternité sans discours.
Ce n’est pas un maçon d’apparat. C’est un maçon de conduite. Et peut-être est-ce là, dans le silence du mot et la justesse du geste, que se révèle le plus haut degré
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