Tubal Caïn, l’énigme du mot de passe maçonnique
Parmi les noms bibliques qui traversent les rituels, Tubal Caïn occupe une place singulière en franc-maçonnerie. Plus discret que Salomon ou Hiram, Tubal Caïn n’en est pas moins central puisqu’il devient mot de passe au sein de plusieurs rites, du Rite Français à Emulation, jusqu’au Rite Écossais Ancien Accepté. Héritier d’une lignée maudite, ancêtre des forgerons et maître du feu, Tubal Caïn fascine par son ambiguïté : créateur ou transgresseur, initiateur ou danger ? Pourquoi la franc-maçonnerie a-t-elle choisi d’associer son nom à l’entrée même du temple initiatique ?
- 1. Tubal Caïn dans la Bible : forgeron ou ancêtre maudit ?
- 2. Le statut du forgeron : artisan du feu ou figure inquiétante ?
- 3. Contradiction maçonnique : pourquoi glorifier celui qui travaille les Métaux ?
- 4. Une lignée maudite : le poids de l’héritage de Caïn
- 5. Les Old Charges et la légende des deux Colonnes
- 6. Le XVIIIᵉ siècle et l’influence alchimique
- 7. Conclusion
- 8. Podcast – Tubal Caïn, l’énigme du mot de passe maçonnique
Tubal Caïn dans la Bible : forgeron ou ancêtre maudit ?
Le Livre de la Genèse (chapitre 4) présente Tubal Caïn comme fils de Lamek et père de tous les forgerons. Ses demi-frères Yabal et Yubal sont à l’origine des bergers et des musiciens, et sa sœur Naama, dans la tradition médiévale, deviendra la première tisserande. Ainsi se dessine une généalogie fondatrice des Arts et Métiers.
Tubal Caïn, ancêtre biblique des forgerons, représenté par Andrea di Bonaiuto à Santa Maria Novella, Florence (vers 1366-1368).
Mais l’identité de Tubal Caïn reste énigmatique. Tubal peut se rattacher à Têbêl (le monde), à Yabal (apporter), ou encore au nom d’un peuple ancien riche en minerais. Caïn renvoie d’abord à la lance métallique, mais peut aussi dériver de Qanah (acquérir), Qana’ (jalouser), voire Qyn (chanter une complainte). De là, certains en font l’archétype du forgeron, d’autres un héritier marqué par la jalousie et la malédiction. Tubal Caïn est-il l’ancêtre inspiré des artisans ou le maillon d’une lignée vouée au péché ?
Le statut du forgeron : artisan du feu ou figure inquiétante ?
Dans la plupart des civilisations anciennes, le forgeron occupe une place ambiguë. Maître du feu, il manipule une puissance qui échappe au commun des mortels. En transformant la matière brute en outils ou en armes, il transgresse une limite : il rivalise avec les dieux eux-mêmes. Ce pouvoir inquiétant explique que nombre de traditions aient relégué le forgeron aux marges de la cité, respecté pour son art mais tenu à distance en raison du danger qu’il incarnait.
La mythologie en témoigne largement. Les Grecs attribuent au dieu Héphaïstos un rôle essentiel dans la fabrication des armes divines, mais le représentent boiteux, marqué d’une difformité qui traduit l’ambivalence de son génie. Chez les Romains, Vulcain règne sur les volcans, lieux à la fois de création et de destruction. En Égypte, la théologie memphite associe Ptah à l’artisan créateur, tandis que Seker est présenté comme un dieu forgeron. Mais il est aussi une divinité des profondeurs, liée au monde souterrain et au cycle de la mort. Cette double appartenance — artisan du feu et gardien de l’au-delà — confère à son image une aura sombre, qui reflète bien l’ambivalence de l’art de forger.
Dans ce contexte, Tubal Caïn se comprend moins comme un simple artisan que comme un Prométhée biblique. En domptant le feu pour travailler les Métaux, il met entre les mains de l’humanité une force tellurique qui dépasse l’usage domestique. Faut-il l’honorer comme celui qui transmet un savoir fondateur, ou le craindre comme celui qui introduit dans le monde le risque de la violence et de la destruction ?
Contradiction maçonnique : pourquoi glorifier celui qui travaille les Métaux ?
Dès son entrée en loge, l’Apprenti est invité à abandonner les Métaux, symbole de la richesse matérielle et des attachements profanes. Ce renoncement marque une rupture nécessaire pour entrer dans l’Œuvre maçonnique, qui se veut purification et dépouillement. Comment comprendre alors que le nom de Tubal Caïn, précisément désigné comme l’ancêtre des forgerons, ait été choisi comme mot de passe ? L’homme qui travaille les Métaux incarne l’inverse de ce que le rituel exige.
Jean-Bapriste Willermoz, attentif à ces contradictions, décida en 1785 de remplacer Tubal Caïn par Phaleg dans le Régime Écossais Rectifié. Ce choix ne fut pas seulement le fruit de sa réflexion : il suivait là les indications de Mme de Vallière, mystique lyonnaise qui, sous le nom d’Agent Inconnu, communiquait ses révélations supposées à un cercle de francs-maçons épris de mesmérisme et placé sous sa direction. Inspiré par ces écrits illuministes, Willermoz adopta la substitution. Mais le remède semble plus troublant encore : Phaleg, dont le nom signifie « division », est lié à la Tour de Babel, symbole de l’orgueil humain et de la dispersion des peuples. Abandonner les Métaux pour se réclamer de la division et de l’orgueil, quel paradoxe !
Le contraste n’en devient que plus aigu : la franc-maçonnerie demande à l’initié de laisser derrière lui ce que Tubal Caïn représente, tout en inscrivant son nom au cœur du rituel. Est-ce un signe de contradiction non résolue, ou bien une invitation à pénétrer le mystère même de la transgression, où le forgeron maudit devient, malgré lui, un gardien du seuil ?
Une lignée maudite : le poids de l’héritage de Caïn
Le nom de Tubal Caïn ne peut se comprendre sans référence à l’histoire dramatique dont il hérite. La Genèse raconte qu’Adam et Ève eurent deux fils, Caïn et Abel. Lorsque Caïn tua son frère par jalousie, il devint le porteur d’une malédiction divine : « Maudit sois-tu loin de ce sol qui a ouvert sa bouche pour recevoir le sang de ton frère » (Gn 4,11). Sa descendance fut dès lors placée sous le signe de la rupture et de l’errance. Or Tubal Caïn n’est autre qu’un descendant direct de cette lignée, marqué à jamais par la faute originelle du fratricide.
À l’opposé, la tradition biblique rapporte la naissance d’un troisième fils, Seth, dont la postérité fut bénie et constitua la lignée juste. Entre les fils de Caïn et ceux de Seth s’ouvre ainsi un abîme symbolique : d’un côté la jalousie et le sang versé, de l’autre la fidélité à Dieu. Inscrire Tubal Caïn au cœur de la franc-maçonnerie, n’est-ce pas introduire, de manière paradoxale, l’ombre de la malédiction dans un chemin d’initiation qui se veut quête de lumière ?
Les Old Charges et la légende des deux Colonnes
Pour comprendre pourquoi Tubal Caïn surgit dans l’imaginaire maçonnique, il faut se tourner vers les Old Charges, ces Anciens Devoirs rédigés entre la fin du XIVᵉ et le XVIIIᵉ siècle. Tous comportent une « histoire légendaire de la Maçonnerie », qui retrace la transmission des Arts après les premiers temps bibliques. On y retrouve souvent les quatre enfants de Lamek : Yabal, Yubal, Naama et Tubal Caïn.
Folio du Manuscrit Inigo Jones (vers 1725) évoquant la légende des deux piliers.
La légende rapporte que, pressentant que Dieu détruirait le monde par le feu ou par l’eau, ils décidèrent de graver les secrets de leurs Arts sur deux colonnes : l’une de marbre, pour résister au feu, et l’autre de brique, pour résister à l’eau. Après le Déluge, ces colonnes furent retrouvées. La tradition ajoute parfois que Pythagore découvrit l’une, tandis qu’Hermès trouva l’autre, assurant ainsi la continuité du savoir.
Cette légende a marqué durablement l’imaginaire des maçons opératifs puis spéculatifs. Pourtant, Tubal Caïn n’y tient pas un rôle plus important que ses frères et sa sœur. La véritable figure centrale est celle des deux Colonnes, symbole de la préservation des connaissances. Comment expliquer alors que la franc-maçonnerie moderne ait retenu le seul nom de Tubal Caïn, et non celui de ses compagnons, pour en faire un mot de passe ?
Le XVIIIᵉ siècle et l’influence alchimique
L’usage de Tubal Caïn comme mot de passe maçonnique apparaît dans la première moitié du XVIIIᵉ siècle. Ni le Masonry Dissected de 1730, ni le Manuscrit de Berne (vers 1740–1744) n’en font mention. Mais dès 1745, L’Ordre des Francs-Maçons trahi l’atteste, tout en notant que cet emploi n’est pas généralisé dans toutes les loges. Ce repère chronologique situe bien l’introduction du nom : une époque où nombre de francs-maçons voyaient dans leurs cérémonies le reflet des mystères du Grand Œuvre.
« Le cercueil de cristal », planche de Johann Daniel Mylius (1622) : le roi et la reine en putréfaction, entourés d’allégories de la mort et du temps — étape essentielle de l’Œuvre alchimique.
Dans l’Europe des Lumières, l’alchimie suscitait encore une fascination ambiguë : discipline spirituelle pour les uns, recherche matérielle de transmutation pour d’autres. Affirmer que Tubal Caïn fut le premier homme à travailler les Métaux ne pouvait qu’éveiller l’intérêt de ces initiés passionnés d’ésotérisme. Le forgeron biblique devenait alors un emblème commode, une bannière secrète pour signifier qu’au seuil de l’initiation se trouve l’œuvre alchimique elle-même.
Ce choix ne doit rien au hasard : les premier et troisième grades, où Tubal Caïn est utilisé, mettent en scène une mort symbolique suivie d’une renaissance. Or l’alchimie se fonde sur la même dialectique : dissolution et coagulation, putréfaction et transmutation, mort du plomb et naissance de l’or. Tubal Caïn, ancêtre des forgerons, devient ainsi le nom de code d’une espérance : que le feu de l’athanor éclaire la voie de la régénération initiatique.
Conclusion
Tubal Caïn concentre toutes les contradictions de l’imaginaire maçonnique. Forgeron inspiré ou descendant maudit, ancêtre des Arts ou héritier du sang versé, il incarne à la fois la maîtrise du feu et le poids de la transgression. La franc-maçonnerie, qui demande à l’Apprenti de déposer ses Métaux, a choisi de placer au seuil de son initiation le nom de celui qui en fut l’archétype. Est-ce une erreur, un paradoxe non résolu, ou l’affirmation implicite que l’initiation passe par la confrontation avec l’ombre ?
En adoptant Tubal Caïn comme mot de passe, les loges du XVIIIᵉ siècle ont sans doute voulu signifier plus qu’un simple souvenir biblique : l’annonce d’un travail de transmutation, où l’homme brut doit mourir à lui-même pour renaître sur un autre plan. Ainsi, sous un nom biblique aux résonances inquiétantes, c’est l’énigme même du chemin maçonnique qui s’exprime : la lumière ne s’obtient qu’au prix d’une traversée du feu.
Par Ion Rajolescu, rédacteur en chef de Nos Colonnes — au service d’une parole maçonnique juste, rigoureuse et vivante
Poursuivez votre exploration avec notre article sur les deux Colonnes, où la légende de la transmission du savoir trouve tout son relief.
1. Qui est Tubal Caïn dans la Bible ?
Tubal Caïn est mentionné dans la Genèse comme fils de Lamek et ancêtre des forgerons. Il est présenté comme le premier à travailler les Métaux, héritant ainsi d’une fonction créatrice mais aussi ambiguë.
2. Pourquoi Tubal Caïn est-il considéré comme une figure maudite ?
Tubal Caïn descend de Caïn, le frère meurtrier d’Abel, dont la lignée est marquée par la malédiction divine. Cette filiation donne à son nom une dimension inquiétante et sulfureuse.
3. Quel rôle joue Tubal Caïn dans la franc-maçonnerie ?
Dans plusieurs rites maçonniques, Tubal Caïn est utilisé comme mot de passe au premier ou au troisième grade. Son nom marque symboliquement le passage initiatique et le lien entre Métaux, feu et transmutation.
4. Pourquoi l’Apprenti doit-il abandonner les Métaux alors que Tubal Caïn les incarne ?
Ce paradoxe est au cœur du mystère. L’Apprenti dépose les Métaux pour entrer purifié, mais le mot de passe rappelle que la transformation intérieure s’accomplit par la confrontation avec la matière et le feu.
5. Pourquoi Willermoz a-t-il remplacé Tubal Caïn par Phaleg dans le Régime Écossais Rectifié ?
En 1785, Jean-Baptiste Willermoz a suivi les révélations de Mme de Vallière, dite l’Agent Inconnu, qui lui conseillait ce changement. Phaleg signifie « division » et est lié à la Tour de Babel, choix qui reste sujet à débat.
6. Quelle est la signification du rébus « Two Ball Cane » ?
Dans la tradition anglo-saxonne, certains francs-maçons portaient discrètement un insigne représentant une canne flanquée de deux balles (« Two Ball Cane »), jeu de mots qui évoque Tubal Caïn.
7. Quel rapport existe entre Tubal Caïn et les Old Charges ?
Les Old Charges, textes médiévaux fondateurs de la Maçonnerie opérative, mentionnent Tubal Caïn avec ses frères et sa sœur dans la légende des deux Colonnes, destinées à conserver le savoir après le Déluge.
8. Pourquoi Tubal Caïn fascine-t-il les francs-maçons du XVIIIᵉ siècle ?
À cette époque, beaucoup d’initiés interprétaient la franc-maçonnerie à la lumière de l’alchimie. Tubal Caïn, premier forgeron, symbolisait la transmutation des Métaux et le Grand Œuvre.
9. Que signifie le nom de Tubal Caïn ?
Son étymologie est discutée : Tubal peut renvoyer au monde, à l’apport ou à un peuple minier, et Caïn à la lance, à la jalousie ou à la possession. Certains l’ont traduit par « possession du monde ».
10. Pourquoi Tubal Caïn reste-t-il une énigme maçonnique ?
Parce qu’il condense un ensemble de contradictions : figure maudite et pourtant mot de passe, ancêtre du feu et des Métaux alors que l’Apprenti doit les abandonner. Tubal Caïn incarne ainsi la part obscure et transgressive de l’initiation.
Retrouvez ici la retranscription complète de l’épisode pour ceux qui préfèrent la lecture ou souhaitent approfondir les échanges.
Podcast – Tubal Caïn, l’énigme du mot de passe maçonnique
Parmi les noms bibliques qui traversent les rituels, Tubal Caïn occupe une place singulière. Plus discret que Salomon ou Hiram, il n’en est pas moins central. Son nom devient mot de passe dans plusieurs rites, du Rite Français à Emulation, jusqu’au Rite Écossais Ancien Accepté. Héritier d’une lignée maudite, ancêtre des forgerons et maître du feu, Tubal Caïn fascine par son ambiguïté : créateur ou transgresseur, initiateur ou danger ? Pourquoi la franc-maçonnerie a-t-elle choisi d’associer son nom à l’entrée même du Temple initiatique ?
Dans le Livre de la Genèse, Tubal Caïn est présenté comme fils de Lamek et père de tous les forgerons. Ses frères et sa sœur représentent les bergers, les musiciens et les tisserands. Mais son identité demeure énigmatique. Les étymologies proposées oscillent entre “monde”, “apporter”, ou encore le nom d’un peuple ancien établi dans une région riche en minerais pour Tubal ; et “lance”, “acquérir”, “envier” ou même “possession” pour Caïn. Ainsi, il peut être vu comme l’ancêtre des artisans ou comme l’héritier d’une lignée maudite marquée par le fratricide.
Dans toutes les civilisations, le forgeron est un personnage à double face. Respecté pour sa maîtrise du feu, mais tenu à distance parce qu’il détient un pouvoir redoutable. Héphaïstos en Grèce, Vulcain à Rome, Seker en Égypte : tous incarnent cette ambivalence. Artisan créateur d’un côté, maître des profondeurs de l’autre. Tubal Caïn se comprend alors comme une figure prométhéenne, capable de dompter la matière par le feu, mais au risque de libérer aussi la violence et la destruction.
Cette ambiguïté résonne avec un paradoxe maçonnique. L’Apprenti doit abandonner les Métaux pour entrer purifié en loge. Pourtant, Tubal Caïn, le forgeron, est donné comme mot de passe. Jean-Baptiste Willermoz l’avait perçu. En 1785, il remplaça Tubal Caïn par Phaleg dans le Régime Écossais Rectifié, suivant les révélations de Mme de Vallière, connue sous le nom d’Agent Inconnu. Mais Phaleg, lié à la Tour de Babel, incarne la division et l’orgueil. Le remède paraît parfois plus troublant que le mal.
À cela s’ajoute la malédiction de Caïn. Tubal Caïn descend d’une lignée frappée par le sang versé, alors que Seth incarne la lignée bénie. En plaçant son nom au cœur du rituel, la franc-maçonnerie fait entrer dans son temple l’ombre d’un héritage maudit.
On retrouve Tubal Caïn dans les Anciens Devoirs, les Old Charges, où ses frères, sa sœur et lui gravent leurs secrets sur deux colonnes pour les préserver du feu et de l’eau. Mais là encore, il n’est qu’un protagoniste parmi d’autres. Rien n’explique pourquoi les loges modernes ont retenu son nom seul, comme s’il concentrait à lui seul l’énigme de la transmission.
Au XVIIIᵉ siècle, le contexte alchimique apporte une réponse. Beaucoup de francs-maçons voyaient dans les rituels le reflet du Grand Œuvre. Tubal Caïn, premier à travailler les Métaux, devenait l’emblème d’une transmutation : mort du plomb, renaissance de l’or. Qu’il soit mot de passe du premier ou du troisième grade, il porte alors un même programme : dissolution, mort symbolique, et régénération dans la lumière.
Ainsi, Tubal Caïn incarne le paradoxe même de l’initiation. Forgeron inspiré ou héritier maudit, figure de savoir ou d’interdit, il garde la porte du Temple. En lui se concentre l’épreuve : la lumière ne s’atteint qu’au prix d’une traversée du feu.
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