La justice est une notion philosophique, morale, juridique, sociale qui apparaît dans toute organisation humaine. Tout groupe se fait une idée des règles dont le respect permet une vie commune la plus harmonieuse possible. Ces règles peuvent avoir une justification religieuse ou philosophique et peuvent différer d’une culture à l’autre, même si certaines règles se retrouvent dans toutes les cultures (comme l’interdit de l’inceste, du meurtre et du vol, dont l’anthropologie a montré le caractère universel). Concept inhérent à l’existence d’un corps social, la justice est omniprésente dans les sociétés humaines, d’une manière explicite ou implicite. Société humaine, la franc-maçonnerie ne pouvait pas faire l’impasse sur la notion de justice. La justice y sera donc pensée et traitée de deux manières : en tant que principe moral, elle sera offerte à la méditation de ses membres au travers du contenu de certains de ses grades ; en tant que principe juridique concret, elle s’incarnera dans les diverses formes de Justice maçonnique instaurées au sein des Loges et des Obédiences maçonniques.


La Justice, vertu morale


La franc-maçonnerie entend offrir à ses membres une voie de perfectionnement moral et spirituel, au travers de la pratique de ses rites initiatiques. Le justice fait donc partie de ses préoccupations constantes. Le plus souvent, dans la plupart des grades, on trouve des injonctions à pratiquer la vertu, à agir selon la morale. Mais certains degrés mentionnent  explicitement la justice.


Dans les grades symboliques, le seul Rite maçonnique à faire de la justice un thème explicite de la cérémonie d’initiation est le Rite Écossais Rectifié. Après qu’il a reçu la Lumière, le nouvel Apprenti découvre le mot Justice, en même temps que les glaives des Frères dirigés contre lui. Le Vénérable lui explique alors que le franc-maçon doit toujours suivre la voie de la Justice et que les épées pointées sur lui ne sont que l’image des remords qui l’assailleraient s’il manquait à ce devoir de Justice. Mais les rigueurs de cette Justice sont tempérées par la Clémence, que l’on présente alors au néophyte, en l’invitant à la modération quand il juge ses semblables. En joignant la Clémence à la Justice, le Rite Écossais Rectifié rejoint la signification du mot Tsedakah en hébreu, qui signifie à la fois Justice et Bienveillance.


Toujours dans les grades symboliques, la Justice fait une apparition dans le rituel d’ouverture du Rite de Misraïm (dit Rite de Venise 1788) et de l’Ancien Rite Oriental de Memphis, mais cette fois-ci joint à la Vérité. Le Temple dans lequel les francs-maçons travaillent est dénommé Temple de la Vérité-Justice, ces deux termes renvoyant à la figure mythologique de la déesse Maât, symbolisée en franc-maçonnerie par la Règle. 


C’est dans les hauts grades que le thème de la Justice est le plus fréquemment abordé. Il est central dans les grades d’Élus, dits aussi grades de Vengeance (9°, 10° et 11° degrés du Rite Écossais Ancien Accepté, Élu Secret du Rite Français…) : ces grades rapportent en effet la mission des Maîtres élus pour poursuivre les assassins d’Hiram et les punir de leur crime. Les francs-maçons de ces degrés sont invités à dépasser le sentiment de vengeance pour découvrir la Justice.


La Justice est également un thème dominant du Kadosh, 30° degré du Rite Écossais Ancien Accepté, qui est aussi un Grade d’Élu. La toile de fond de ce grade est la fin tragique de l’Ordre du Temple, et le Chevalier Kadosh se voit invité à défendre la Justice contre toute forme d’oppression.


Le 7° degré du Rite Écossais Ancien Accepté nous présente un autre aspect de la Justice. Son titre est Prévôt et Juge, et la légende du grade nous apprend que, pour rétablir l’ordre et la Justice parmi les ouvriers du Temple, Salomon instaura la classe des Harodim, détenteurs de la Clé d’Or ouvrant le coffret contenant le cœur d’Hiram. Ce degré affirme la nécessité de la Justice dans le fonctionnement de la communauté des maçons et la relie symboliquement aux qualités dont Hiram était pourvu.


Et c’est dans le même sens qu’apparaît la Justice au 31° degré du Rite Écossais Ancien Accepté, Grand Inspecteur Inquisiteur Commandeur. Ce grade administratif a pour tâche "de veiller à ce qu’aucun Frère […] ne s’écarte des devoirs qui lui sont imposés ; d’empêcher les contraventions aux lois de la Maçonnerie ; enfin de travailler à la répression des abus" (Instruction du 31° degré). Le mot de passe de ce grade est d’ailleurs Justice, à quoi l’on répond Équité.


Nous rappelant que certains ont mission de faire régner la justice parmi les francs-maçons, les 7° et 31° degrés du Rite Écossais Ancien Accepté nous amènent naturellement à parler de la Justice Maçonnique d’un point de vue tout à fait concret.


La Justice Maçonnique 


Sauf à tomber dans l’angélisme, la franc-maçonnerie devait forcément se doter d’une forme de justice interne, comme tout groupe constitué. Avant la constitution de la Grande Loge de Londres en 1717 (ou plus probablement 1721), les Loges étaient indépendantes et réglaient les questions de discipline de manière interne. Elles pouvaient donc soumettre un membre à  une sanction ou même l’exclure, sans avoir recours à une autorité extérieure.


Avec l’apparition de la Grande Loge, la justice interne de la Loge fut maintenue, mais avec une possibilité de recours aux assemblées trimestrielles provinciales ou à l’assemblée annuelle de la Grande Loge. De même, si un arbitrage ne pouvait être trouvé au sein de la Loge, on pouvait alors porter le cas devant l’assemblée trimestrielle ou la Grande Loge annuelle, et une commission ad hoc était alors formée. Mais aucune instance permanente n’incarnait la Justice Maçonnique.


Ce type de procédure très simple, qui répond au caractère pragmatique et essentiellement jurisprudentiel du droit anglo-saxon, allait être adopté par les Grandes Loges qui se constituaient en Europe au XVIIIe siècle. Mais assez rapidement, il se révéla insatisfaisant dans les pays de culture latine, comme la France, où le droit d’origine romaine est beaucoup plus contraignant et rigide. 


En France par exemple, le Grand Orient de France fixa en 1773 que les litiges seraient du ressort de la Chambre de Paris ou de celle des Provinces (selon la situation géographique de la ou des Loges concernées), et que les litiges financiers seraient traités par la Chambre Administrative. Dans les deux cas, le Conseil du Grand Maître faisait office de chambre de recours ou de cassation. Mais toutes ces instances étaient par ailleurs chargées de diriger le Grand Orient et n’avaient pas de fonction judiciaire exclusive.


En 1805, puis en 1826, le système se précisa, définissant des catégories de délits et proposant des procédures différentes si des Frères extérieurs au Grand Orient étaient impliqués. Mais aucune instance permanente ne fut créée, les voies de recours restant les différentes Chambres de l’Ordre.


Dès 1854, un pouvoir judiciaire maçonnique distinct des pouvoirs législatif et exécutif fut introduit et en 1884 furent posées les bases du système à quatre niveaux qui a encore cours au sein du Grand Orient de France : le Conseil de Famille au sein de la Loge, le Jury Fraternel Régional, le Jury d’Appel, et enfin la Chambre Suprême de Justice Maçonnique fonctionnant comme cours de cassation. Il serait fastidieux de détailler tout le système, qui occupe aujourd’hui le huitième livre du Règlement du Grand Orient de France, avec pas moins de dix titres et quarante articles. Mais on peut constater que ce système, qui correspond au juridisme français, est sans doute le plus complexe qu’aient pu engendrer les Obédiences maçonniques.


À titre de comparaison, le Grand Orient de Belgique a adopté un système judiciaire beaucoup plus simple. La justice est exercée par la Chambre du Milieu, c’est-à-dire l’assemblée des Maîtres de la Loge. Le Frère accusé, les Officiers de la Loge et le Grand Orateur du Grand Orient ont un droit de recours auprès d’un Tribunal Maçonnique d’Appel, formé de sept juges tirés au sort sur une liste comprenant deux délégués de chaque Loge. 


Il n’y a donc pas de Justice Maçonnique en soi. La manière d’exercer la justice au sien d’une Obédience maçonnique dépend essentiellement de la sensibilité juridique du pays dans lequel elle est implantée.

22 novembre, 2023 — Ion Rajalescu