Le franc-maçon connaît le Ciseau depuis qu’il est Apprenti, car c’est avec cet outil, joint au maillet, qu’il apprend symboliquement à travailler sur la Pierre. Dans la plupart des Rites maçonniques d’Europe continentale, après qu’il a été reçu, le nouvel Apprenti doit rituellement frapper trois fois sur la Pierre Brute à l’aide du Maillet et du Ciseau et effectuer ainsi son premier travail d’Apprenti. Lors de sa réception au grade de Compagnon, le franc-maçon retrouvera le Ciseau parmi les outils de ce degré et devra symboliquement en affiner l’utilisation. On ne parle ensuite plus du Ciseau dans les rituels maçonniques, sauf dans le degré de la Marque (Mark Masonry, un "Side Degree"anglo-saxon). D’où vient l’usage du Ciseau en franc-maçonnerie, a-t-il toujours fait partie du symbolisme maçonnique, et que peut signifier cet outil d’un point de vue symbolique ?


Origines du Ciseau Maçonnique 


Le Ciseau est bien évidemment un outil opératif utilisé par de nombreux métiers du bois, de la pierre et du métal. C’est l’un des outils du tailleur de pierre, qui est l’une des facettes du franc-maçon (en effet, le franc-maçon symbolique est à la fois le tailleur de pierre, le sculpteur, le maçon qui monte les murs et l’architecte qui conçoit et dirige la construction de l’édifice). Pourtant le Ciseau n’apparaît pas dans les anciens catéchismes maçonniques anglais et écossais de l’extrême fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. Il est mentionné pour le première fois en 1724 dans "The Whole Institution of Masonry". On le retrouve ensuite dans "The Whole Institution of Free-Masons Opened" en 1725 et dans le manuscrit "Graham" en 1726. Il semble donc que le Ciseau n’ait pas appartenu à la symbolique maçonnique avant l’émergence de la Grande Loge des Modernes en 1717 (ou plus vraisemblablement 1721).


Pourquoi le Ciseau fit-il une apparition si tardive dans les usages rituels maçonniques ? Sans doute parce que les anciens usages opératifs étaient beaucoup plus complexes et utilisaient beaucoup plus d’outils. Les tailleurs de pierre se servaient de toute une gamme d’outils, tels que des masses, des laies (ou marteaux brettés), des têtus (marteaux tranchant à deux têtes), des maillets et des ciseaux… Tous ces outils étaient utilisés à différents stade du travail, qui allait du dégrossissage à la finition de la pierre. À mesure qu’elle s’éloignait des usages opératifs, la franc-maçonnerie opéra une simplification des outils, ou plutôt une schématisation symbolique. Le but n’étant plus de former des tailleurs de pierre, on ne conserva que le Maillet et le Ciseau pour représenter le travail sur la pierre. Ainsi les rituels maçonniques affirment-ils que l’Apprenti dégrossit la Pierre Brute à l’aide du Maillet et du Ciseau, ce qui est un non-sens d’un point de vue technique, mais prend tout son sens d’un point de vue symbolique.


Ce processus de simplification symbolique explique probablement l’origine de la Pierre Cubique à pointe surmontée d’un outil en forme de hache que l’on voit sur beaucoup de Tapis de Loge. Toutes sortes d’interprétations ont été données à ce symbole, mais il est fort à parier qu’il ne s’agit que d’une réminiscence d’un temps où la franc-maçonnerie comptait encore un outil de type Laie dans ses symboles.


Symbolisme du Ciseau


Ce n’est pas sans sagesse que la franc-maçonnerie a uniquement sélectionné le Maillet et le Ciseau pour décrire le travail sur la Pierre. L’association de ces deux outils forme un ensemble symbolique très intéressant, empreint de finesse et de nuances. Si l’on avait choisi la Masse ou la Laie, on aurait un outil fonctionnant uniquement sur le mode de la force et qui se manie le plus souvent à deux mains. Le symbolisme du travail sur la Pierre Brute, qui n’est autre que le franc-maçon lui-même qui doit se dégager de la gangue de matérialisme et d’ignorance qui l’enserre, appelle plus de subtilité et de finesse.


La franc-maçonnerie aime les triangles et en place un peu partout dans ses rituels. Le choix du Maillet et du Ciseau introduit une triangulation de plus. Le franc-maçon ne se contente donc pas de frapper symboliquement la Pierre Brute avec : la force le coup de maillet, qui symbolise la force, ne se porte pas directement sur la Pierre, qu’il risquerait d’endommager, mais est médiatisé par le Ciseau, qui devient alors un symbole de discernement, d’affinement, de précision et même, pourrait-on dire, de douceur. La force brute du Maillet est ainsi transformée par la finesse du Ciseau pour s’appliquer finalement à la Pierre, dans un mouvement de triangulation.


Le Maillet, tenu de la main droite, a donc été compris comme un emblème de la force, de la volonté, de la détermination. Il est actif (Yang, dirait la tradition chinoise), alors que le Ciseau, tenu de la main gauche, est passif (Yin) et symbolise la réceptivité intellectuelle et spirituelle, le discernement, la finesse d’esprit. Seule l’application de ces deux sortes de forces, l’une active, "mâle" et brutale, l’autre passive, "féminine"et subtile, peut permettre au franc-maçon de travailler au perfectionnement moral et spirituel que lui propose la démarche maçonnique.


Mais pris séparément, le Maillet comme le Ciseau se révèleraient tout-à-fait inefficaces pour tailler une pierre brute. Manquant de finesse, le Maillet endommagerait la pierre et la ferait peut-être même éclater. Mais manquant de force, le Ciseau ne pourrait guère que l’érafler en surface, sans pouvoir modifier sa forme ni atteindre sa matière en profondeur. C’est donc à une attitude intérieure complète que le franc-maçon est appelé à se conformer, une attitude qui allie sa force et sa détermination autant que sa finesse et sa subtilité. Le franc-maçon travaille sur lui-même en vue de se perfectionner, dans le respect de lui-même, certes, mais sans complaisance. Quel intérêt aurait-il donc à se briser par trop de force brutale et volontariste ? Mais quel intérêt aurait-il à se gratouiller en surface sans jamais pénétrer plus avant en lui-même ? Le Maillet et le Ciseau qui l’ont accompagné en tant qu’Apprenti et Compagnon doivent rester à jamais pour le franc-maçon un guide de vie intérieure, quelque grade ou dignité il ait atteint en franc-maçonnerie.

08 novembre, 2023 — Ion Rajalescu