La notion de Temple est centrale en franc-maçonnerie et le but de cette dernière est souvent décrit comme étant de bâtir le Temple de l’Humanité. Mais de quel Temple parlons-nous ? Le symbole de cet édifice est bien sûr le Temple de Salomon, mais les interprétations que l’on peut en donner sont beaucoup plus larges. Mais le Temple n’est pas seulement la figuration symbolique du but de la franc-maçonnerie : ce terme est aussi employé en franc-maçonnerie dans un sens beaucoup plus concret et désigne souvent le local où les francs-maçons se réunissent pour travailler, ou même le bâtiment où se situe le local proprement rituel.


Le Temple de Salomon


Le Temple de Salomon est le prototype du Temple en franc-maçonnerie, et cela remonte aux usages des anciens bâtisseurs anglais. Si les plus anciens "Old Charges" connu, le Regius (vers 1390), ne fait aucune mention du Temple de Salomon, ce thème apparaît dès le Cooke (vers 1410), le deuxième plus ancien document de ce type qui nous soit parvenu. Et il sera repris par toutes les versions ultérieures, de même que par tous les anciens catéchismes maçonniques anglais et écossais de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle.


Dans un monde largement christianisé, il était évident que les anciens bâtisseurs et les premiers francs-maçons s’emparent de la symbolique biblique du Temple de Jérusalem, car quel autre texte de référence aurait pu mieux illustrer la grandeur de la Maçonnerie. Le Temple offre ainsi à la franc-maçonnerie un récit fondateur des origines du Métier, tout autant que la perspective dans laquelle elle travaille. Le Temple de Jérusalem peut donc être pris au sens premier : la franc-maçonnerie travaille pour la Gloire de Dieu. C’était la conception originelle, et elle perdure dans la franc-maçonnerie anglo-saxonne. La franc-maçonnerie latine, particulièrement française, va au cours du XIXe siècle s’éloigner de cette perspective "religieuse" pour adopter une posture plus humaniste et rationaliste. Le Temple est donc devenu pour beaucoup de francs-maçons le Temple de l’Humanité, c’est-à-dire l’image d’un monde meilleur à l’avénement duquel ils entendent œuvrer.


Quelle que soit la l’option choisie, le Temple de Jérusalem demeure le mythe fondateur de la franc-maçonnerie et lui a fourni bon nombre de ses symboles, à commencer par les deux Colonnes B et J. 

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Temple ou Loge ?


Indépendamment de son inscription dans la tradition biblique, le terme Temple lui-même est porteur de sens. Dans la Bible, il n’est pas question de "Temple", mais de "Maison de YHWH". Le mot temple vient du latin "Templum", dont le sens le plus connu aujourd’hui désigne un bâtiment dédié à une activité cultuelle. 


Mais ce mot latin, qui a la même origine que le "temenos" grec, désignait d’abord un espace délimité virtuellement pour exercer la divination. Concrètement, l’augure traçait mentalement un espace dans le ciel et observait les oiseaux : s’ils pénétraient cet espace par la droite, c’était un signe favorable, mais s’ils le faisaient par la gauche, c’est un mauvais présage. Puis par extension, le "templum" en est venu à décrire l’enceinte d’un sanctuaire, puis le sanctuaire lui-même, dont le nom était primitivement "fanum", d’où le mot profane (littéralement "devant le sanctuaire").


La Loge peut ainsi être qualifiée de Temple, comme c’est le cas dans certains Rites Maçonniques, tels le Rite Écossais Ancien Accepté et le Rite Écossais Rectifié, et cela sans devoir faire référence au Temple de Jérusalem. Avant d’avoir des locaux permanents, les Loges s’assemblaient en effet dans des lieux quelconques et le fait de tracer le Tableau à la craie ou au charbon de bois sur le sol créait l’espace sacré virtuel dans lequel le rituel pouvait avoir lieu. C’est donc à bon droit que l’on peut qualifier la Loge de Temple.


Par contre, l’utilisation du même terme pour désigner aussi bien un espace sacré virtuel que le sanctuaire de pierre bâti par Salomon est source de malentendus. Certain rituels maçonniques ont donc fini par identifier la Loge au Temple de Jérusalem. Mais cette identification est problématique pour différentes raisons.


Tout d’abord, la symbolique maçonnique du Temple de Jérusalem suppose que les francs-maçons sont en train de bâtir ce Temple. Ils ne peuvent donc pas se réunir dans un lieu qu’ils sont en train d’édifier.


Ensuite, les mentions des anciens catéchismes maçonniques anglais et écossais sont claires. À la question "Où se tint la première Loge?", ils répondent "sous le porche du Temple de Salomon". La Loge est bien en relation avec le Temple, mais ne se confond pas avec lui.


D’autres affirmations des rituels et catéchismes maçonniques indiquent également que la Loge s’assemble à l’extérieur du Temple. Ainsi le mention de la voûte étoilée qui couvre la Loge, et la hauteur de cette dernière, qui compte des coudées innombrables.


Enfin, la question de l’orientation et de la place des colonnes B et J. La description biblique du Temple de Jérusalem est claire : le Temple était orienté d’est en ouest, mais le Saint des Saints (le sanctuaire proprement dit) était situé à l’ouest et c’est la porte, encadrée par les deux colonnes, qui se trouvait à l’est, pour laisser entrer la lumière du Soleil levant. La Loge est aussi orientée d’est en ouest, mais le lieu le plus sacré est à l’est, comme le chœur des églises chrétiennes. 


Le point de contact entre le Temple et la Loge est donc la porte et les deux colonnes. La colonne J était placée au sud et la colonne B au nord, comme c’est le cas dans les rites maçonniques de type "Ancien" (Rite Écossais Ancien Accepté et tous les rites anglo-saxons). Mais les deux colonnes étaient à l’extérieur du Temple, alors qu’elles sont bien à l’intérieur de la Loge. 

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Sacré et profane


La Loge est donc bien un espace distinct, mais attenant au Temple. Quand le franc-maçon sort de la Loge, il entre dans le Temple, ou du moins dans le chantier du Temple qui n’est pas encore ni terminé ni consacré. Ce lieu est encore profane, mais c’est justement la tâche du franc-maçon de le sacraliser par son labeur. Le rapport dialectique "sacré - profane" est ainsi assez complexe.


La Loge est un lieu sacré, ou sacralisé, mais seulement quand les francs-maçons s’y assemblent le temps du rituel. Elle peut donc parfaitement être décrite comme un "Templum" au sens ancien, c’est-à-dire un espace sacré virtuel et temporaire. Quand les francs-maçons quittent la Loge, on pourrait au premier abord imaginer qu’ils rentrent dans le monde profane. Mais en fait ils retournent simplement sur le chantier du Temple, c’est-à-dire le vaste chantier du monde, où ils œuvrent inlassablement à la construction d’un monde sacralisé.


Ce travail est sans fin et seule l’espérance que leur travail n’est pas vain guide les francs-maçons. Mais identifier la Loge avec le Temple lui-même risque de pousser les francs-maçons à croire que leur labeur est terminé et à se reposer sur leurs lauriers. Le Temple peut-il d’ailleurs être achevé ? C’est un leurre. La tradition tant biblique que maçonnique nous montre la précarité de ce formidable projet que représente le Temple : détruit une première fois par les Babyloniens, il sera reconstruit par Zorobabel, pour être finalement détruit définitivement par les Romains. Rien n’est donc acquis et le Temple idéal reste toujours à venir. Sinon, à quoi donc servirait la franc-maçonnerie ?

31 janvier, 2024 — Ion Rajalescu