"Nul n’entre ici s’il n’est Géomètre !" Telle est la sentence que Platon avait fait inscrire au fronton de son École, l’Académie. Et la franc-maçonnerie pourrait faire figurer cette phrase à l’entrée de ses Loges, tant la Géométrie y joue un rôle important. Le franc-maçonnerie n’affirme-t-elle pas dans de nombreux rituels que la Géométrie est la science la plus utile au Maçon ? Les deux outils les plus emblématiques de la franc-maçonnerie ne sont-ils pas le Compas et l’Équerre, qui avant d’être des outils de bâtisseurs et d’artisans sont des instruments de Géométrie ? Comme nous allons le constater, la Géométrie est honorée par les Bâtisseurs depuis des temps très reculés, et la franc-maçonnerie, qui se réclame de leur héritage, leur a emboîté le pas.


La Géométrie chez les Anciens


Nous avons commencé en citant Platon, mais pratiquement tous les philosophes grecs se sont préoccupés de Géométrie, à commencer par Pythagore et Euclide, si souvent cités dans les Old Charges, les Anciens Devoirs des Maçons anglais, qui remontent à la fin du XIVe siècle. Pythagore, Euclide, Thalès, voici des noms que vous avez tous entendus à l’école, et peut-être avez-vous pensé qu’il ne s’agissait que de mathématiciens. Mais non, il s’agissait de Philosophes au sens le plus élevé, c’est-à-dire des amoureux du Savoir.


D’un point de vue platonicien par exemple, la Géométrie est bien plus qu’une simple discipline technique ou scolaire. C’est un moyen d’appliquer sa pensée à la réalité, qui réside dans les Idées (c’est-à-dire dans l’abstraction la plus pure), et dont les phénomènes manifestés ne sont que de pâles reflets. Par exemple, le Triangle existe en soi, en tant qu’Idée, c’est-à-dire de catégorie de pensée. Vous pouvez contempler mentalement un Triangle, vous pouvez le tracer, vous pouvez préciser s’il s’agit d’un Triangle équilatéral, isocèle, rectangle ou scalène, vous connaissez la somme de ses angles, vous savez calculer son aire… Mais dans le Nature, avez-vous déjà vu un Triangle parfait ? Vous n’en avez aperçu que des approximations, mais cela vous empêche en rien de pouvoir penser toutes les caractéristiques du Triangle, sans recours à l’observation d’un phénomène matériel et concret.


C’est pourquoi la Géométrie, loin d’être cantonnée aux métiers techniques qui en avait besoin (les Arts dits Serviles), fut intégrée au cursus de formation   intellectuelle de l’Antiquité latine, qui fut généralisé sous Charlemagne et perdura durant tout le moyen âge : les Arts Libéraux, qui sont au nombre de sept et qu’on peut diviser en deux parties, le Trivium et le Quadrivium.


Le Trivium (la triple voie) était la première partie enseignée et comprenait les Arts touchant au "pouvoir du verbe". Il s’agit de la Grammaire, de la Dialectique et de la Rhétorique, Arts qui permettent de s’exprimer clairement et de structurer la pensée par la logique du raisonnement.


Le Quadrivium (la quadruple voie) était alors enseignée à ceux qui avaient acquis la maîtrise du Trivium. Les quatre Arts du Quadrivium concernaient le "pouvoir du Nombre". Il s’agit de l’Arithmétique, de la Musique, de la Géométrie et de l’Astronomie. Au terme du Quadrivium, l’étudiant recevait le titre de Maître ès Arts et, à partir du XIIe siècle, pouvait entrer à l’Université. Le savoir transmis par les Arts Libéraux était considéré comme le savoir noble et élevé, car c’est lui qui conduisait à la philosophie et à la théologie. 


La Géométrie chez les Anciens Bâtisseurs 


C’est sans doute pour affirmer la noblesse de leur métier que les Maçons médiévaux anglais assimilèrent dès le XIVe siècle la Maçonnerie à la Géométrie. La plus ancienne version des Old Charges, le manuscrit Regius (généralement daté de 1390) commence par ces mots : "Ici commencent les statuts de l’art de géométrie selon Euclide". Les Old Charges ultérieurs qualifieront aussi la Maçonnerie de Géométrie, en ajoutant en outre un éloge des Sept Arts Libéraux, encore absente du Regius.


Ce faisant, les Old Charges rangeaient la maçonnerie parmi les branches du savoir le plus noble et le plus complet, refusant clairement qu’elle soit considérée comme un Art Servile. La voie était toute tracée pour le développement de la franc-maçonnerie spéculative.


La Géométrie dans la franc-maçonnerie spéculative 


Héritant de cette tradition, la franc-maçonnerie parle beaucoup de la Géométrie. Elle est omniprésente dans son symbolisme, tout d’abord au travers de nombreux outils : l’équerre, le compas, la règle, le niveau, la perpendiculaire sont des outils de construction, mais ce sont aussi des instruments de Géométrie, qui pour le franc-maçon spéculatif deviennent des clés de compréhension du monde et de lui-même. L’intuition des Old Charges qui voulait que la Maçonnerie soit fondée sur les Arts Libéraux, au même titre que le philosophie et la théologie, se vérifie donc. Ce n’est pas un savoir technique que cherche le franc-maçon, mais une Connaissance complète, philosophique et spirituelle, du monde et de lui-même.


Mais c’est dans le grade de Compagnon que, dans la plupart des Rites maçonniques, la Géométrie est la plus explicitement présente. Le point culminant de la réception au deuxième grade est la découverte de l’Étoile Flamboyante, ornée en son centre de la lettre G. L’Étoile Flamboyante est un pentagramme, qui était déjà l’emblème de l’école Pythagoricienne. Elle est construite selon la Proportion Dorée et se reproduit à l’infini, dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit. En effet, dans le pentagone central de l’Étoile Flamboyante, vous pouvez tracer une nouvelle étoile inversée, au cœur de laquelle vous pourrez tracer une nouvelle étoile, et ainsi de suite. De la même manière, les cinq pointes de l’Étoile Flamboyante forment un pentagone qui devient le centre d’une Étoile plus grande, elle-même placée d’une étoile encore plus grande. Avec le Triangle, la première forme géométrique, la plus simple, la plus pure, l’Étoile Flamboyante est probablement le meilleur symbole de la Géométrie. Et il est réjouissant de constater que certaines Loges continuent à enseigner à leurs Compagnons l’Art de tracer l’Étoile Flamboyante de manière traditionnelle, c’est-à-dire avec le Compas et la Règle. Pour avoir eu le privilège de recevoir un tel enseignement, nous pouvons témoigner qu’il s’agit d’une expérience extraordinaire et d’un support de réflexion et de méditation sans pareil.


La lettre G placée au cœur de l’Étoile en  renforce la dimension géométrique. Elle peut être interprétée de différentes manières, certes ("God" pour Dieu, Gravitation, Génération, Gnose…), mais le sens le plus évident reste Géométrie. Et ce n’est par hasard si certains rituels  de Compagnon ne parlent plus du Grand Architecte de l’Univers, mais du Grand Géomètre de l’Univers.


Mais le grade de Compagnon n’est pas le seul à se préoccuper de Géométrie. C’est aussi le cas du Grand Architecte, 12e degré du Rite Écossais Ancien Accepté. À ce grade, le récipiendaire découvre le contenu d’un étui de géométrie qui contient  sept outils, dont la liste peut varier entre les outils suivants : équerre, compas simple, compas à quatre pointes, règle, tire-ligne, compas de proportions, règle pliante, rapporteur, aplomb, punaise à dessin.


Dans l’instruction de ce grade, on pose la question suivante "Quel est le premier de tous les arts ?", à quoi l’on répond "L’architecture, dont la Géométrie est la clé, ainsi que la règle de toutes les sciences". L’intuition des bâtisseurs médiévaux qui voulaient faire la Maçonnerie un Art, une Connaissance noble, est pleinement accomplie dans ce degré.

03 janvier, 2024 — Ion Rajalescu