Le vocable Rite Français désigne aujourd’hui plusieurs Rites maçonniques, tels que le Rite Français Traditionnel, le Rite Français Moderne Rétabli, le Rite Français Philosophique, le Rite Français d’Ancienne et Observance, et bien sûr le Rite Français "Groussier". Difficile parfois pour l’observateur extérieur de s’y retrouver. Quelle place occupe le Rite Français "Groussier" dans cette famille du Rite Français, quelle est son origine? Le Rite Français "Groussier" est-il le véritable Rite Français? Nous allons dans cet article situer le Rite Français "Groussier" dans la généalogie du Rite Français et tenter de montrer ses spécificités.


Les origines du Rite Français 

Il est devenu nécessaire de distinguer les différentes formes de Rite Français depuis les différentes tentatives de restauration des anciens usages maçonniques français amorcées à partir des années 1950. Auparavant, depuis le XIXe siècle, la situation de la franc-maçonnerie française était très claire. Depuis l’extinction du Rite Écossais Rectifié, il restait en France deux grands Rites maçonniques importants : le Rite Français, pratiqué au Grand Orient de France, et le Rite Écossais Ancien Accepté, apanage du Suprême Conseil de France, puis de l’éphémère Grande Loge Symbolique Écossaise et du Droit Humain. Les deux Rites Égyptiens (Rite de Misraïm, 1805, et Rite de Memphis, 1838) restaient très marginaux et numériquement peu importants. La littérature maçonnique usuelle du XIXe et de la première moitié du XXe siècle (Tuileur de Vuillaume, écrits de Ragon…) ne parle généralement que de deux Rites : le Rite Écossais (entendez Rite Écossais Ancien Accepté) et le Rite Moderne (entendez Rite Français).


Le Rite Français était né de la volonté du Grand Orient de France, dès sa constitution en 1773, de se doter d’un rituel unifié. Le travail ne fut apparemment lancé qu’en 1781 et les trois grades symboliques furent adoptés en 1785. La diffusion du nouveau Rite fut arrêtée par la Révolution Française et ne reprit que sous le Directoire, le Consulat et l’Empire. C’est ce Rite qui fit l’objet d’une publication "sauvage" en 1801, sous le titre de "Régulateur du Maçon".


Les différentes versions du Rite Français

Rituel officiel du Grand Orient de France, le Rite Français allait subir plusieurs modifications au cours du XIXe et du XXe siècle. Il s’adapta aux changements de mentalités au cours de ce siècle tourmenté que fut le XIXe siècle, et emprunta certains éléments à son grand rival, le Rite Écossais Ancien Accepté, dont les usages rituels plus spectaculaires et développés faisaient un concurrent dangereux.


Les différentes versions du Rite Français sont distinguées par le nom du Grand Maître sous la grande maîtrise duquel elles furent adoptées. Voici les principales étapes de cette évolution.


Contrairement à l’idée anachronique qu’on se fait parfois d’un Grand Orient de France attaché depuis toujours à la laïcité et à l’anticléricalisme, la version dite "Murat" de 1858 est la plus "religieuse" de toutes les versions du Rite Français. Elle est née d’un travail de fond entrepris en 1848 et qui aboutit à l’adoption en 1849 de la première Constitution du Grand Orient de France, qui n’avait jusqu’alors que des statuts et règlements. Cette Constitution fixe que le Grand Orient de France est "une institution philanthropique, philosophique et progressive ayant pour base Dieu et l’immortalité de l’âme". Au premier grade, on apprend que le Ternaire est "la représentation des attributs de la divinité : Infinité, Éternité, Toute-Puissance" et que les francs-maçons doivent "Adorer Dieu" par leur travail. Au deuxième grade, l’explication de l’Étoile Flamboyante de la lettre G fait ouvertement référence à l’âme et à Dieu.


Le Rite Français "Murat" de 1858 adopte également plusieurs usages du Rite Écossais Ancien Accepté : l’appellation "Vénérable Maître" (auparavant on disait "Très Vénérable"), l’expression "libre et de bonnes mœurs" pour qualifier le candidat", la rédaction par le candidat d’un Testament en plus des trois questions, et l’engagement de garder le silence à la fin travaux.


Enfin, la modification la plus étrange : lors de la réception au troisième grade, il n’y a aucune mise en scène du meurtre d’Hiram, et le récipiendaire reste assis pendant qu’on lui raconte les faits. Le récipiendaire ne joue pas le rôle d’Hiram et n’est donc pas relevé par les Cinq Points de la Maîtrise.


Les nombreuses références à Dieu et à l’immortalité de l’âme du Rite Français "Murat" ne tardèrent pas à devenir inconfortables pour de nombreuses Loges, où le nombre de francs-maçons républicains et libres-penseurs allait croissant. Cette contestation aboutit au fameux Convent de 1877 où, à la demande du pasteur Frédéric Desmons, Président du Conseil de l’Ordre (titre du Grand Maître depuis 1871), fut votée la suppression des articles qui rendaient la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme obligatoire. Cela ne signifie pas qu’il était interdit d’invoquer et de mentionner le Grand Architecte de l’Univers, mais que ces usages devenaient facultatifs, laissés à l’appréciation des Loges.


Le Convent de 1877 ordonna également une révision des rituels, pour aller dans le sens de la nouvelle orientation de la Constitution. Il en résulta la version du Rite Français "Amiable", adoptée en 1887. Dans cette version, toutes les mentions de Dieu et de l’immortalité de l’âme disparaissent, et on s’approche beaucoup du Rite Écossais Ancien Accepté tel qu’il était alors pratiqué à la Grande Loge Symbolique Écossaise, l’Obédience la plus progressiste, républicaine et anticléricale de l’époque. Parmi les ajouts et innovations du Rite Français "Amiable", on notera de manière générale l’Épée Flamboyante du Vénérable, la prise de parole offerte à la fin des Travaux, l’introduction d’une Cérémonie funèbre et d’une installation du Vénérable et des Officiers et la triple batterie avec l’acclamation Liberté-Égalité-Fraternité. Au premier grade, on voit apparaître le passage sous le bandeau (qui se fait en trois fois pendant la cérémonie, avant chaque voyage, et qui est suivi d’un vote), et la signification des trois voyages, qui représentent désormais les trois âges de la vie (enfance, jeunesse et âge mûr). Au deuxième grade, les Cinq Cartouches représentant les Sens, les Arts, les Sciences, les Bienfaiteurs de l’Humanité et la Glorification du Travail font leur apparition, ainsi que la Truelle au cinquième voyage. Enfin la cérémonie de réception au troisième grade est analogue à celle de la version "Murat", mais les signes et la marche sont ceux du Rite Écossais Ancien Accepté, auquel est aussi emprunté l’usage de faire figurer les lettres M B sur le tablier des Maîtres.


Même s’il est très rationaliste et vidé de tout contenu explicitement spirituel, le Rite Français "Amiable" de 1887 reste néanmoins initiatique et continue à mettre en scène de nombreux symboles. Mais de plus en plus marqué par la libre-pensée, le laïcisme (et non plus la laïcité) et l’anticléricalisme, le Grand Orient de France semble avoir commencé à se méfier du symbolisme lui-même, sans doute suspecté d’être un relent de superstition cléricale. Il en résulta le Rite Français "Gérard" de 1922, qui atteint le niveau maçonnique le plus bas. Suppression de presque tout le symbolisme maçonnique, abandon des tabliers, des tapis de loges, de colonnes, des chandeliers… Le rituel se trouve réduit à des injonctions générales de fraternité humaine et d’effort pour construire un monde meilleur. Le pas suivant aurait logiquement pu être celui de l’abandon pur et simple de toute référence maçonnique et la transformation du Grand Orient de France en un simple club de réflexion socio-politique. Il n’en fut heureusement rien.


Le sursaut symbolique du Rite Français "Groussier"

Les usages minimalistes du Rite Français "Gérard" n’emportèrent pas l’adhésion de tous les membres du Grand Orient de France, loin s’en faut. En 1931, 1932 et 1933, Armand Bédarride (1864-1935), éminent avocat et membre du Conseil de l’Ordre puis du Grand Collège des Rites du Grand Orient de France, rédigea trois rapports dans lesquels il s’élevait contre le caractère défectueux et insuffisamment initiatique des rituels alors en usage et préconisait un retour aux formes traditionnelles (notamment la représentation de la mort d’Hiram), mais dans un langage plus adapté aux temps modernes. Républicain convaincu et défenseur de la laïcité, Armand Bédarride n’en était pas moins profondément spiritualiste et attaché aux valeurs initiatiques, et il déplorait l’hostilité dont faisaient preuve tant de francs-maçons du Grand Orient de France envers le sentiment religieux.


Armand Bédarride mourut avant de voir ses vœux se réaliser, mais ses intuitions furent reprises par une autre figure marquante de la franc-maçonnerie française, Arthur Groussier (1863-1957), élu cinq fois Président du Conseil de l’Ordre. Homme politique progressiste, défenseur de la cause ouvrière, syndicaliste, député socialiste à la Chambre des Députés, Arthur Groussier fut un vrai Maçon, et tous les témoignages le concernant le dépeignent comme un homme droit et bon. Il laissa  notamment à la Chambre des Députés le souvenir d’un débatteur redoutable, mais toujours courtois et respectueux envers ses adversaires politiques, ce qui était loin d’être la norme sous la IIIe République!


En 1938, Arthur Groussier présenta une nouvelle version, qui reprenait le rituel de la version "Amiable", tout en y remettant plus de symbolisme, notamment dans le description des outils et des lumières. Il renouait par ailleurs avec des éléments du rituel originel de 1785 : l’épée du Vénérable redevenait une épée droite, dans la réception au premier grade, il rétablit les purifications par l’eau et le feu (et y ajouta l’air), et il introduisit la Chaîne d’Union à la fin des Travaux, qui figurait à la fin des Travaux de Table du rituel de 1785. Les deuxième et troisième grades différaient encore peu de la version "Amiable". Le Rite Français "Groussier" était inachevé et son développement et sa diffusion furent interrompus par l’éclatement de la Seconde Guerre Mondiale.


Les travaux ne reprirent qu’après la Libération de 1945, et en 1955, une nouvelle variante du Rite Français "Groussier" était adoptée. Dans cette nouvelle version, on retrouvait les épreuves de la marque imposée sur le corps et la vision d’un cadavre symbolisant le sort de ceux qui trahiraient leur serment de secret, emprunts manifestes au Rite Écossais Ancien Accepté. Le vacarme et les cliquetis d’épées étaient rétablis dans les voyages de l’Apprenti. À la réception au deuxième grade (curieusement dénommée "élévation" dans cette version), un symbolisme tout à fait original était introduit : le récipiendaire découvrait cinq pots de couleur noire, bleue, verte, rouge et incolore, contenant respectivement de la terre, du blé en herbe, du blé en tige, du blé en épi et du blé en grain, symbolisant la purification par les Quatre Éléments et leur Quintessence. Quant au troisième grade, il restait très proche de la version "Amiable", mais le scène du meurtre d’Hiram était à nouveau jouée devant le récipiendaire qui y assistait, sans remplir le rôle d’Hiram.


Postérité du Rite Français "Groussier"

Adopté en 1955, le Rite Français "Groussier" est devenu le rite de référence du Grand Orient de France, et il l’est toujours aujourd’hui. Au cours des années, il a bien sûr connu quelques modifications, ajouts ou suppressions. On notera par exemple l’existence aujourd’hui d’une très belle cérémonie alternative de réception au deuxième grade, à connotation opérative, basée sur la découverte de l’Étoile Flamboyante par l’assemblage de cinq pierres taillées.


Mais pour l’essentiel, le Rite Français "Groussier" reste le même et sa longévité montre qu’il a trouvé une sorte d’équilibre entre tradition et modernité. 


Pourtant on peut se demander pourquoi Arthur Groussier et ceux qui ont poursuivi son œuvre n’ont pas cherché à revenir simplement au Rite Français de 1785, qui présentait les qualités recherchées : une grande valeur initiatique et une absence de références spirituelles explicites. En effet, contrairement à ce qu’on peut imaginer, le rituel de 1785 n’invoque jamais le Grand Architecte de l’Univers et la Bible ne figure pas sur l’Autel.  C’est certainement parce que des Frères tels qu’Armand Bédarride et Arthur Groussier, quoique déplorant le manque de symbolisme du Rite Français "Gérard", restaient des hommes du XIXe siècle, des progressistes qui pouvaient difficilement envisager de revenir purement et simplement à un texte remontant à l’Ancien Régime. Il n’y a donc dans le Rite Français "Groussier" aucune intention de retour aux sources quant à la forme, mais une simple volonté d’actualisation de la tradition initiatique de la franc-maçonnerie.


La finalisation tardive du Rite Français "Groussier" en 1955 arrive peut-être un peu tard. Issue de la mentalité du XIXe siècle, cette version est contemporaine d’un autre courant, qui est celui du retour aux sources. En effet, la mentalité a changé au XXe siècle, et l’on a un peu abandonné le parti-pris progressiste et positiviste, qui voudrait ce qui est nouveau est toujours meilleur que ce qui est ancien : beaucoup estiment au contraire que c’est dans les formes anciennes et originales que l’on peut espérer trouver la substantifique moelle de la franc-maçonnerie.


Ce n’est donc pas par hasard si la même année 1955 vit à la fois l’adoption du Rite Français "Groussier" et la fondation de la Loge "Devoir et Raison", dont le but était l’étude des formes anciennes des rituels maçonniques et qui, sous l’impulsion de René Guilly notamment, fut le berceau de la renaissance du Rite Français Traditionnel.

27 décembre, 2023 — Ion Rajalescu