En franc-maçonnerie, tous les éléments de ce que l’on nomme l’habillement des francs-maçons ont une dimension symbolique et ne répondent pas seulement à des préoccupations esthétiques. D’ailleurs en franc maçonnerie, l’une des premières choses que l’on coutume de dire au nouvel initié est "Ici tout est symbolique". C’est le cas bien sûr du tablier maçonnique, des cordons (baudriers) et sautoirs, mais aussi des gants, qui sont un accessoire peut-être plus discret mais tout aussi important dans la symbolique en usage en franc-maçonnerie. Quelle peut donc être la signification symbolique du port des gants en franc-maçonnerie


Origine des gants symboliques en franc-maçonnerie 


Dans un article précédent, nous avons déjà parlé de l’origine des gants symboliques portés en franc-maçonnerie. Mais rappelons-en les principaux éléments. Il est indéniable que les gants ont une origine opérative : de nos jours encore, de nombreux métiers, dont ceux de la construction, requièrent le port de gants de protection. Le but premier des gants est donc bien évidemment de protéger les mains de celui ou celle qui les porte. Protection contre les coups et blessures d’abord, mais aussi contre la chaleur des matériaux, les substances toxiques ou les infections. Il serait trop long d’énumérer ici toutes les professions pour l’exercice desquelles, à l’instar de la franc-maçonnerie, le port des gants est obligatoire, pour des raisons qui n’ont rien de symbolique.


Mais il n’est pas certain que chez les anciens bâtisseurs, les gants aient revêtu une signification symbolique comme c’est le cas en franc-maçonnerie aujourd’hui. Si dans les illustrations et enluminures médiévales, les outils dont se servent les ouvriers et Maîtres d’Œuvre sont représentés avec beaucoup de détails, il n’en est pas de même des gants, qui n’apparaissent souvent même pas. Est-ce à dire que les gants, largement utilisés dans d’autres corps constitués (métiers, chevalerie, Église, cour…) n’était pas considérés comme un signe distinctif des Maçons ? Ou au contraire qu’ils avaient pour eux une signification symbolique si profonde qu’on préférait ne pas trop les montrer ? On ne le saura sans doute jamais avec certitude.


L’usage rituel en franc-maçonnerie de gants symboliques peut être identifié pour la première fois en Angleterre vers la fin du XVIIe siècle. On en trouve la première mention dans The Natural History of Staffordshire, publié en 1686 par Robert Plot, naturaliste, conservateur du Ashmolean Museum d’Oxford et ami d’Elias Ashmole, éminent franc-maçon que certains auteurs dépeignent, sans doute à tort, comme le créateur de la franc-maçonnerie spéculative. Selon la description que donne Plot, avant sa réception, le futur franc-maçon offre à chaque Frère présent une paire de gants, ainsi qu’une autre paire pour son épouse, et il paye une collation, qui est prise avant la cérémonie. Cet usage est confirmé par le catéchisme "A Mason’s Examination" de 1723, à la différence qu’en plus des deux paires de gants, le nouvel Apprenti offre également à chaque membre de la Loge un tablier de cuir. Cette disposition apparaît également dans les Constitutions d’Anserson de 1723, au chapitre 7, mais les gants de femmes n’y sont pas mentionnés. Un autre catéchisme, "The Mystery of Free-Masonry" (1730) nous apprend également que l’habillement du franc-maçon est constitué du tablier et des gants. Mais pour l’instant, aucune mention n’est faite de la couleur des gants. On peut supposer qu’ils étaient blancs, mais cela n’est précisé qu’à partir du "Masonry Dissected" de Samuel Pritchard (1730). C’est au grade de Maître que cette fameuse divulgation nous apprend que les 15 Maîtres envoyés à la recherche du corps d’Hiram reçurent de Salomon des gants et des tabliers blancs.

 

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La symbolique des gants dans la franc-maçonnerie anglaise 


On ne connaît pas le sens symbolique que les gants pouvaient revêtir les gants dans l’ancienne freemasonry spéculative anglaise, mais il apparaît clairement que pour la Grande Loge de Londres de 1717 (plus probablement 1721), la blancheur des gants devint un signe d’innocence en rapport à la légende du meurtre d’Hiram. 


Les rituels anglais sont restés fidèles à cet usage, d’une manière qui pourra surprendre plus d’un franc-maçon continental. En effet, dans la franc-maçonnerie anglaise, le port des gants blancs est obligatoire en Grande Loge, mais pas dans les loges particulières. Et les gants sont en principe réservés aux Maîtres. Les Apprentis et les Compagnons peuvent porter des gants blancs si la Loge en a décidé ainsi, mais cet usage n’a aucun caractère obligatoire. Les rituels anglais officiels sont d’ailleurs clairs à ce sujet : lors de sa réception, le nouvel Apprenti reçoit seulement un Tablier blanc, dont la couleur signifie bien sûr l’innocence et la candeur, mais il n’est nulle part fait mention de la remise de gants.


Dans la franc-maçonnerie anglaise, le port de gants blancs semble donc n’avoir qu’une seule signification symbolique : ils représentent l’innocence des Maîtres partis à la recherche d’Hiram et signifient que tous les Maîtres (et éventuellement tous les francs-maçons) sont innocents de ce meurtre.


La symbolique des gants dans la franc-maçonnerie française 


La place des gants est bien différente dans la franc-maçonnerie continentale, particulièrement française. Dès les plus anciens manuscrits maçonniques de langues française connus (le Manuscrit de Berne et le Manuscrit Luquet, des années 1740), les rituels français sont unanimes : à la fin de la cérémonie de réception, le nouvel Apprenti reçoit non seulement un tablier, mais encore des gants blancs pour lui-même ainsi qu’une autre paire, destinée à la femme qu’il estime le plus. Concernant ses propres gants, on lui en explique la blancheur en l’invitant "à ne jamais tremper [ses] mains dans les eaux bourbeuses du vice". Concernant la paire de gants de femme, on la justifie par l’hommage rendus aux femmes, qui ne peuvent être admises parmi les francs-maçons, mais n’en sont pas moins honorées par eux.


On est très loin des usages anglais. La blancheur des gants reste bien sûr un signe d’innocence et de pureté, mais elle devient une simple injonction morale de nature générale, sans lien avec la légende d’Hiram. Quant aux gants de femmes, il s’agit d’une curieuse réminiscence de l’ancien usage anglais qui voulait que le nouvel Apprenti offre des gants aux membres de la Loge et à leurs épouses. Il se pourrait bien que ce soit le signe d’une galanterie bien française, mais cela n’a aucune dimension symbolique maçonnique.


La franc-maçonnerie commence à se répandre en France dans les années 1725 et cette nouvelle approche des gants maçonniques y est attestée dès les années 1740. Pourquoi un tel changement en aussi peu de temps ? Il est probable que les gants ont été mis en avant par les francs-maçons français de la même manière qu’ils ont adopté le port du chapeau et de l’épée en Loge : il s’agissait de signes extérieurs de la noblesse, et les francs-maçons français entendaient, en les portant tous, affirmer l’Égalité sensée régner parmi eux. Mais les gants étaient aussi un accessoire du clergé et étaient remis solennellement à l’évêque lors de sa consécration. Il n’est pas surprenant de voir cet accessoire repris par la franc-maçonnerie française, dont une grande part était au XVIIIe animée de tendance des plus mystiques.


C’est sans doute de cette ambiance mystique que les gants ont acquis dans la franc-maçonnerie française, et plus généralement européenne, une sorte d’aura que l’on pourrait qualifier de magique. D’objet symbolique, les gants sont souvent devenus des objets rituels, dans le sens le plus magique et opératif du terme. Ainsi Jules Boucher pouvait-il écrire ("La symbolique maçonnique, Dervy, 1948, p. 313) : "On sait, de façon certaine, qu’un magnétisme réel émane de l’extrémité des doigts et les mains gantées de blanc ne peuvent laisser filtrer qu’un magnétisme transformé et bénéfique." On appréciera le "on sait de façon certaine" et on évitera charitablement de demander à l’auteur comment des gants, de coton le plus souvent, peuvent "filtrer" le magnétisme !

 

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La Symbolique maçonnique, de Jules Boucher - Éditions Dervy 

 

De telles élucubrations ont amené de nombreux francs-maçons à se poser avec le plus grand sérieux les importantes questions pratiques découlant de ces croyances pseudo-scientifiques : doit-on porter les gants pendant la Chaîne d’Union ou non ? Est-il permis de retirer ses gants pour tourner les pages d’un document ? À partir de quel moment précis peut-on retirer ses gants pendant le rituel de fermeture ? On excusera l’auteur de ces lignes de sourire de ces préoccupations tatillonnes qui tentent de faire des rituels de la franc-maçonnerie des opérations magiques et de leur préférer la simplicité toute symbolique et maçonnique avec laquelle la franc-maçonnerie anglaise justifie l’usage des gants.

19 février, 2024 — Ion Rajalescu