Le Rite de Cerneau, parfois qualifié de Cernellisme (ou Cernauism aux États-Unis), est un Rite maçonnique assez peu connu en Europe. Son histoire se confond au début avec celle du Rite Écossais Ancien Accepté, dont il n’en fait qu’une variante, sous un nom différent. Très contesté par les dirigeants américains du Rite Écossais Ancien Accepté, le Rite de Cerneau fut au centre d’une grande polémique, au terme de laquelle il disparut en 1867. Il fut réveillé aux États-Unis en 1881, pour s’éteindre à nouveau en 1925. Le Rite de Cerneau ne survit guère actuellement en France, où il est pratiqué dans la mouvance du Rite de Memphis-Misraïm.

Les origines du Rite de Cerneau

On se souvient qu’en 1761, Étienne Morin (1795 ou 1717-1771) avait reçu une patente l’autorisant diffuser dans les Antilles Françaises le Rite de Perfection en 25 degrés (ou Ordre du Royal Secret) et qu’en 1762, il avait embarqué pour Saint-Domingue, où il avait commencé sa mission. En 1766, le comte de Clermont, Grand Maître de la Grande Loge de France, découvrit l’existence de cette patente qui avait été accordée en son nom mais à son insu, et il la révoqua, annulant du coup les pouvoirs de Morin. Celui-ci poursuivit néanmoins son œuvre. En 1768, il rencontra un Frère du nom d’Henry Francken (~1720-1795), anglais d’origine hollandaise, qu’il nomma Député Grand Inspecteur. Francken traduisit les rituels en anglais et, après la mort de Morin en 1771, il diffusa le Rite de Perfection sur le continent américain, allant même jusqu’à New York. Avant de mourir en 1795, Francken aurait transmis à son tour le flambeau au comte Alexandre de Grasse-Tilly (1765-1845), qui était arrivé dans les Antilles en 1789.

En 1797, un groupe de francs-maçons américains et français, dont Grasse-Tilly, fondèrent à Charleston un Souverain Consistoire des Princes du Royal Secret du Rite en 25 degrés. Autour de 1800 surgirent des Constitutions de 1786, prétendument rédigées Frédéric II de Prusse, qui consacraient les 33 degrés du Rite Écossais Ancien Accepté. En 1801, était créé à Charleston le premier Suprême Conseil du monde de ce Rite. Le second en date, le Suprême Conseil pour les Îles Françaises d’Amérique, fut fondé en 1802 par Grasse-Tilly, qui à son retour en France créa également le Suprême Conseil de France en 1804. En 1806, un membre du Suprême Conseil pour les Îles Françaises d’Amérique, Antoine Bideaud, conféra de manière privée et irrégulière le 33e degré à trois Frères qui, en 1812, créèrent à New York un Sublime Consistoire du 32e degré du Rite Écossais Ancien Accepté, à l’insu du Suprême Conseil de Charleston.

 

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Joseph Cerneau


C’est bien après la mort de Morin que Joseph Cerneau (1763-1840~1845), joaillier français, s’installa à Saint-Domingue, où il gravit les échelons du Rite de Perfection. La Révolution Haïtienne de 1802-1803 le força à se réfugier d’abord à Cuba, où il reçut reçut en 1806 une patente de Député Grand Inspecteur l’autorisant à créer un Prince du Royal Secret (25e et dernier degré) par année. Passé sur le continent américain, il finit par s’installer à New York où il fonda en 1807, un Souverain Consistoire des Princes du Royal Secret pour l’Amérique (Rite en 25 degrés).


Avec ses 25 degrés, le Consistoire de Cerneau ne pouvait rivaliser avec le Rite Écossais Ancien Accepté. En 1813, sans que l’on sache de qui il reçut le 33e degré, Cerneau transforma son Consistoire en Suprême Conseil pour les États-Unis et parvint à se faire reconnaître par le Grand Orient de France. 

Conflit entre Suprêmes Conseils

En séjour à New York en 1813, Emanuel De la Motta (1761-1821), Grand Trésorier du Suprême Conseil de Charleston, s’étonna d’y trouver deux organismes se revendiquant du Rite Écossais Ancien Accepté, dont l’un se prétendait même Suprême Conseil pour l’ensemble des États-Unis. Le Suprême Conseil de Charleston s’inquiéta de l’apparition de ces organismes à la légitimité douteuse et chargea De La Motta d’enquêter sur eux. 


Cerneau refusa de répondre aux questions de De La Motta, lui déniant le droit de l’interroger. De La Motta reconnut alors la légitimité du Sublime Consistoire formé par les trois Frères initiés par Antoine Bideaud et déclara irrégulier le Suprême Conseil de Cerneau. La même année 1813, le Suprême Conseil de Charleston créa à New York le Suprême Conseil pour la Juridiction Nord des États-Unis, se réservant la juridiction sur le Sud des États-Unis. L’affrontement avec le Suprême Conseil de Cerneau était inévitable et De La Motta prononça même l’exclusion de Cerneau de la franc-maçonnerie universelle. 

 

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 Le siège du Suprême Conseil de Charleston au XIXe siècle


On peut se demander qu’elle fut la vraie nature de ce conflit, au-delà des simples questions de régularité et de reconnaissance. Il semble que le problème soit d’ordre religieux : le Suprême Conseil de Charleston comptait parmi ses fondateurs et membres plusieurs Juifs, à commencer par Emanuel De La Motta, alors que le Rite de Cerneau n’était ouvert qu’aux Chrétiens, et plus particulièrement aux Catholiques. Dans une lettre de 1823, Cerneau affichait d’ailleurs ouvertement des positions que l’on qualifierait aujourd’hui d’antisémites. Le conflit semble avoir avant tout tourné autour de l’universalité de la franc-maçonnerie, qui transcende ou non les différentes religions et confessions.


Cerneau perdit la partie et, déconsidéré, sombra dans le dénuement. Finalement, en 1831, la Grande Loge de New York lui paya par compassion un billet pour la France. Cerneau n’eut plus dès lors aucune activité maçonnique et mourut en France, oublié de tous, entre 1840 et 1845. La date précise n’est même pas connue.


Mais l’histoire n’allait pas en rester là. L’arrivée à New York du comte de Saint-Laurent (1774-1857) en 1831 allait donner aux restes du Suprême Conseil de Cerneau un second souffle. Lui-même 33e reconnu tant à Charleston qu’à Paris, Saint-Laurent se prétendait Souverain Grand Commandeur d’un Suprême Conseil dont personne n’avait entendu parler et qui aurait eu juridiction sur toutes possessions espagnoles en Amérique, dans les Antilles et même jusqu’aux Philippines. Et surtout il détenait l’original latin présumé des Constitutions de 1786, dont il était probablement l’auteur. Il réorganisa les restes du Suprême Conseil de Cerneau et baptisa la nouvelle structure Suprême Conseil Uni pour l’Hémisphère Occidental du 33e et dernier Degré du Rite Écossais Ancien Accepté. Le conflit avec le Suprême Conseil de la Juridiction Nord reprit, et ne s’arrêta temporairement que par la décision prise en 1832 par Saint-Laurent de fusionner son propre Suprême Conseil avec le Suprême Conseil de la Juridiction Nord, avant de partir lui-même en France.


Tous n’ayant pas accepté la fusion, des membres du Suprême Conseil de Cerneau continuèrent néanmoins à le faire vivre en tant que structure indépendante. Le conflit reprit de plus belle et cette fois les Grandes Loges des États américains s’en mêlèrent, radiant tous ceux de leur membres qui fréquentaient les Ateliers du Rite de Cerneau. Le conflit se termina en 1867, quand les derniers fidèles du Rite de Cerneau acceptèrent de rejoindre le Suprême Conseil de la Juridiction Nord.

Réveil et survivance du Rite de Cerneau 

En 1868, Harry J. Seymour, exclu du Suprême Conseil de Cerneau en 1865 et introducteur du Rite Ancien et Primitif (Rite de Memphis) aux États-Unis, reconstitua un Suprême Conseil du Rite de Cerneau, qu’il vendit vers 1880 à William H. Peckham et qui fonctionna une vingtaine d’années. Seymour transmit également le Rite à John Yarker (1833-1913), l’introducteur du Rite de Memphis en Grande-Bretagne.

Au même moment, Robert B. Folger (1803-1892), un ancien membre du Suprême Conseil de Cerneau qui avait signé l’accord de fusion avec le Suprême Conseil de la Juridiction Nord en 1867, déclara l’accord invalide et reconstitua en 1881 un autre Suprême Conseil avec le Frère Thompson. Le Suprême Conseil Folger-Thompson fonctionna jusqu’à la mort de son dernier Souverain Grand Commandeur en 1919 et s’éteignit apparemment aux États-Unis en 1925, même si quelques documents laissent supposer qu’il exista peut-être jusqu’en 1951.


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Robert B. Folger


C’est finalement dans la mouvance du Rite de Memphis-Misraïm que le Rite de Cerneau est entré en France, où il est encore pratiqué aujourd’hui. Nous avons déjà vu le rôle joué par Harry Seymour en 1878 dans le réveil du Rite de Cerneau, qu’il avait également transmis à John Yarker. Mais c’est Jean Bricaud (1881-1934), devenu Grand Maître de Memphis-Misraïm en 1914, qui l’introduisait en France. N’ayant pu obtenir de Patente du Rite Écossais Ancien Accepté auprès du Suprême Conseil de France, c’est auprès du Suprême Conseil Folger-Thompson qu’il se tourna pour en obtenir une.

Une histoire mouvementée 

Tous les Rites maçonniques ont eu une histoire plus ou moins mouvementée, mais le Rite de Cerneau les dépasse tous. Peu de rites maçonniques suscitèrent autant de polémiques et de passion et surtout peu d’entre eux eurent une telle capacité à renaître de leurs cendres, après au moins trois disparitions officielles. L’histoire mouvementée de ce Rite, riche en rebondissements, est sans doute l’une des plus difficiles à décrire. Nous nous sommes plus d’une fois perdu dans le dédale des informations parfois contradictoires et nous espérons nous être acquitté de cette tâche avec le plus de clarté possible.

14 avril, 2025
Balises: Rite