La Grande Loge Féminine de France a l’insigne privilège d’avoir été la première Obédience maçonnique exclusivement féminine de toute l’histoire. Si les femmes avaient déjà eu accès de plein droit aux Loges maçonniques, c’était sous la forme de la franc-maçonnerie mixte du Droit Humain, fondé en 1893. Avec la Grande Loge Féminine de France, c’est une nouvelle page de l’histoire des femmes en franc-maçonnerie qui s’écrivait : l’histoire d’une franc-maçonnerie uniquement ouverte aux femmes. Certains ont pu s’offusquer de cette position exclusive, allant jusqu’à dire qu’une franc-maçonnerie strictement féminine n’était rien qu’une réplique revancharde à la stricte masculinité des Obédiences maçonniques traditionnelles. Mais on peut considérer au contraire que la Grande Loge Féminine de France a fort opportunément ouvert une troisième manière d’envisager la manière d’être franc-maçon, qui complète les francs-maçonneries masculine et mixte. Et il appartient dès lors à chacune et chaque de choisir s’il préfère s’engager sur la voie maçonnique uniquement avec des hommes ou avec des femmes, ou sur le mode de la mixité.


Les origines lointaines de la franc-maçonnerie féminine 


C’est déjà en France qu’une première forme de franc-maçonnerie ouverte aux femmes était apparue au XVIIIe siècle, sous la forme de la Maçonnerie d’Adoption, dite aussi Maçonnerie des Dames. Mais, comme nous l’avons écrit dans un autre article consacré aux femmes en franc-maçonnerie, il s’agissait d’une demi-mesure, d’une franc-maçonnerie au rabais, sorte d’amusette mondaine permettant aux dames de la bonne société de "jouer au franc-maçon", alors que les vrais rituels maçonniques n’étaient pas utilisés et que tous les postes d’Officières de la Loge d’Adoption étaient doublés d’un Officier de la "vraie" Loge dont elle dépendait. 


La qualité maçonnique de la Maçonnerie d’Adoption n’était pas tellement différente des nombreux ordres para-maçonniques américains nés au XIXe siècle, parfois mixtes, ouverts aux épouses et filles de francs-maçons. Dans tous les cas, il ne s’agissait pas de la vraie franc-maçonnerie, mais au contraire d’une manière habile d’en détourner les femmes.


Nous ne présenterons pas ici les cas isolés que représentent les initiations d’Elisabeth Aldworth en Irlande en 1712 et de Claudine-Thérèse Provensal, la sœur de Jean-Baptiste Willermoz, parvenue au degré de Réau-Croix, le plus haut grade de la franc-maçonnerie martinéziste ; nous en avons déjà parlé dans l’article auquel nous avons fait allusion plus haut.


La franc-maçonnerie mixte


Le pas décisif pour les femmes en franc-maçonnerie fut franchi, toujours en France, à la fin du XIXe siècle. En 1882, Maria Deraismes (1828-1894), ardente militante féministe, était initiée dans une Loge de la Grande Loge Symbolique Écossaise, une dissidence très progressiste du Suprême Conseil de France du Rite Écossais Ancien Accepté. En 1893, avec l’aide Georges Martin (1844-1916), ancien Grand Maître de la Grande Loge Symbolique Écossaise et fervent féministe, elle initiait seize femmes, qui formèrent la première Loge mixte du monde (Georges Martin en étant le seul membre masculin), embryon de ce qui allait devenir l’Ordre Maçonnique Mixte International "Le Droit Humain".


La question de l’admission des femmes en franc-maçonnerie devenait brûlante et les Obédiences maçonniques françaises devaient d’une manière ou d’une autre y répondre. La Grande Loge Symbolique Écossaise, la première concernée puisque Maria Deraismes fut initiée dans l’une de ses Loges, opéra dans un premier temps un mouvement de recul plutôt conservateur, assez surprenant de la part d’une Obédience très progressiste, qui comptait de nombreux sympathisants de la cause féministe dans ses rangs. Le Grand Orient de France, dont de nombreux membres étaient également engagés dans la cause féministe, ne prit pas position.


C’est au sein de la Grande Loge de France, fondée en 1894, que les germes d’une nouvelle réponse à la question des femmes en franc-maçonnerie allait surgir.


Fondation de la Grande Loge de France


Avant 1880, il y avait en France deux grandes Obédiences maçonniques principales : le Grand Orient de France (ancienne Grande Loge de France de 1728, devenue Grand Orient de France en 1772) et le Suprême Conseil de France du Rite Écossais Ancien Accepté (fondé en 1804), qui régissait la totalité du Rite, du 1° au 33° degré.


Depuis 1848, de nombreuses Loges symboliques du Suprême Conseil, animées d’idéaux républicains et démocratiques, voire anarcho-syndicalistes, supportaient de plus en plus mal la structure strictement pyramidale de l’Ordre ; elles souhaitaient que les Loges soient fédérées au sein d’une Grande Loge, indépendante des hauts grades et organisée de manière démocratique. En 1882, douze Loges se séparèrent du Suprême Conseil, pour former la Grande Loge Symbolique Écossaise, celle-là même au sein de laquelle fut initiée Maria Deraismes en 1882.


À partir de 1887, des négociations furent ouvertes entre la Grande Loge Symbolique Écossaise et le Suprême Conseil, en vue de fusionner les Loges symboliques des deux Obédiences en une nouvelle Obédience, indépendante du Suprême Conseil. Pour se préparer à cette fusion, les Loges du Suprême Conseil se constituèrent en Grande Loge de France en 1894. Mais différentes dissensions firent avorter le projet de fusion et seule une partie des Loges de la Grande Loge Symbolique Écossaise rallia la Grande Loge de France.


Renouveau de la Maçonnerie d’Adoption au sein de la Grande Loge de France


Née une année après le Droit Humain, la Grande Loge de France était sans doute plus sensible à ce nouveau contexte que le Grand Orient de France, paisiblement assis sur sa longévité historique. Mais plus conservatrice que la Grande Loge Symbolique Écossaise, qui s’était ouverte à la mixité au tournant du XXe siècle, elle alla plutôt puiser dans le passé de la franc-maçonnerie française pour trouver une place pour les femmes. Tout naturellement, elle se tourna vers la Maçonnerie d’Adoption, dont elle reprit les rituels. Mais elle le fit dans un autre esprit que la Maçonnerie d’Adoption du XVIIIe siècle : toujours souchées sur une Loge masculine, les Loges d’Adoption travaillaient néanmoins de manière autonome, avec des Officières de plein droit. La première Loge d’Adoption, "Le Libre Examen ", fut fondée le 29 mai 1901, et dix autres furent constituées entre 1901 et 1936, dont certaines furent éphémères, puisqu’en 1936, on n’en comptait plus que huit.


Au Convent de 1935, la Grande Loge de France décida d’octroyer aux Loges d’Adoption la plus large autonomie et de les encourager à constituer une Obédience maçonnique féminine indépendante. Cette décision ne fut pas tant prise par souci de la cause féminine que parce que la Grande Loge de France espérait obtenir la reconnaissance de la Grande Loge Unie d’Angleterre, qui venait d’édicter ses principes de reconnaissance en 1929. Et ces principes excluent clairement toute présence féminine en franc-maçonnerie. L’existence de Loges d’Adoption au sein de la Grande Loge de France devenait donc pour le moins embarrassante. 


Comme on peut l’imaginer, les Sœurs des Loges qui se disaient maintenant Féminines, et non plus d’Adoption, prirent assez mal cette tentative d’éviction. Mais elles s’attelèrent néanmoins à la nouvelle tâche qu’on leur proposait. Et le 8 juillet 1936 se tenait le premier Congrès des Loges Féminines : embryon d’organe exécutif, un Secrétariat composé de cinq Sœurs fut constitué. Mais l’éclatement de la Seconde Guerre Mondiale en 1939 vint interrompre les travaux de constitution de la nouvelle Obédience.


De l’Union Maçonnique Féminine de France à la Grande Loge Féminine de France


Après la Libération de 1945, toutes les Obédiences maçonniques françaises entreprirent de se reconstituer. Au nom du Secrétariat de 1936, les Sœurs Anne-Marie Gentily (1882-1972), Suzanne Galland (1882-1961) et Germaine Rheal (pseudonyme de Suzanne Barillet, sur laquelle nous n’avons trouvé aucune information) demandèrent la réintégration des Loges Féminines à la Grande Loge de France, dans le but de poursuivre le travail de constitution d’une Obédience féminine. La Grande Loge de France leur demanda d’attendre qu’elle se soit restructurée, mais elle abrogea le 17 septembre 1945 tous les règlements concernant les Loges Féminines. Ces dernières ne pouvaient donc désormais compter que sur elles-mêmes si elles voulaient renaître après la tourmente de la guerre.  Anne-Marie Gentily, Suzanne Galland et Germaine Rheal constituèrent alors un Comité de Reconstruction, dans le but de retrouver les Sœurs dispersées par la guerre et de vérifier leur comportement sous l’occupation. 


Cinq des huit Loges purent être reconstituées et 91 Sœurs y furent réintégrées. Et le 30 janvier 1946 se tenait le premier Convent de l’Union Maçonnique Féminine de France, qui élit Anne-Marie Gentily comme première Grande Maîtresse. La nouvelle Obédience restait fidèle au Rite d’Adoption.


Au Convent de 1952, le nom d’Union Maçonnique Féminine de France, qui avait imposé au départ par la Grande Loge de France, fut abandonné au profit de celui de Grande Loge Féminine de France. Les Sœurs entendaient signifier par là que leur organisation n’était pas une simple Union, mais bel et bien une vraie Obédience maçonnique, une Grande Loge.


À partir de 1955, le maintien du Rite d’Adoption au sein de la Grande Loge Féminine de France fut mis en question. Fallait-il rester fidèle à ce particularisme historique, ou adopter un Rite plus universel, comme le Rite Écossais Ancien Accepté ? Une commission chargée de traiter cette question fut désignée en 1957, et la question du choix entre le Rite d’Adoption et le Rite Écossais Ancien Accepté fut finalement soumise au convent de 1959. Le Rite Écossais Ancien Accepté l’emporta, et une dizaine de Sœurs qui n’entendaient pas abandonner le Rite d’Adoption quittèrent la Grande Loge Féminine de France et formèrent la Loge "Cosmos" à l’Orient de Meudon.


Le Rite Écossais Ancien Accepté se développa au sein de la Grande Loge de France, si bien qu’en 1972 fut constitué le Suprême Conseil Féminin de France du 33° Degré. La même année, la Grande Loge Féminine recevait une patente du Grand Orient de France pour la pratique du Rite Français. En 1974, une Loge  travaillant au Rite Écossais Rectifié fut fondée à Lyon, avec l’aide de la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique Opéra, mais la Grande Loge Féminine de France ne reçut la patente pour ce Rite du Grand Orient de France qu’en 1980. Finalement, en 1977, la Loge "Cosmos" demanda sa réintégration à la Grande Loge Féminine de France, tout en conservant le Rite d’Adoption, qu’elle est aujourd’hui la seule à pratiquer dans le monde.


Développement de la franc-maçonnerie féminine 


Formée de cinq Loges et de moins de cent Sœurs à sa fondation, la Grande Loge Féminine de France, qui répondait manifestement à une demande, se développa considérablement, en France et à l’étranger. Dans les années 1960, 22 Loges furent fondées, dont une à Genève, en Suisse. Dans la décennie suivante, ce n’est pas moins de 76 Loges qui furent créées en France, en Suisse et en Belgique.


Issue de la Grande Loge Féminine de France, la franc-maçonnerie féminine n’allait pas tarder à prendre son envol à l’étranger. Ainsi, les Loges féminines de Suisse, premier pays à avoir été touché par la Grande Loge Féminine de France, se constituèrent en Grande Loge Féminine de Suisse en 1976, suivies de près par les Loges belges, qui formèrent la Grande Loge Féminine de Belgique en 1981. La constitution des Grandes Loges Féminines issues de la Grande Loge Féminine de France ou se réclamant de son héritage s’enchaîna : Grande Loge Féminine d’Italie en 1991, Grande Loge Féminine du Portugal en 1997, Grande Loge Symbolique Féminine du Venezuela et Grande Loge Féminine d’Espagne en 2005, Grande Loge du Cameroun en 2017, Grande Loge Féminine de Bulgarie en 2018. Toujours dans la tradition de la Grande Loge Féminine de France, la Grande Loge Traditionnelle Féminine "Pontus Euxinus" de Roumanie fut fondée en 2015 avec le soutien de la Grande Loge Féminine de Suisse. Et ce n’est probablement pas terminé.


Même si elles ne remontent pas forcément à la Grande Loge Féminine de France, d’autres Obédiences maçonniques féminines font rayonner la franc-maçonnerie féminine de par le monde, telles que la Grande Loge Féminine de Memphis-Misraïm, la Grande Loge Féminine d’Allemagne et la Grande Loge Féminine de Turquie.


Dernière née des formes de franc-maçonnerie, la franc-maçonnerie féminine est venue compléter les francs-maçonneries masculine et mixte, offrant donc un réel choix aux femmes et aux hommes qui souhaitent devenir francs-maçons. La franc-maçonnerie féminine a considérablement renforcé la présence des femmes en franc-maçonnerie, en plus des Loges mixtes, et l’on estime qu’aujourd’hui environ 3% des francs-maçons dans le monde sont des femmes.

22 décembre, 2023 — Ion Rajalescu