En franc-maçonnerie, le Mot de Maître est dès l’origine un mot en MB, c’est-à-dire un mot en deux parties dont la première commence par M et le second par B. Ces initiales renvoyèrent à différentes formes du Mot MB, qui peut varier selon les rites. Dans sa forme actuelle, quels que soient les mots qui le constituent, le Mot MB en franc-maçonnerie renvoie toujours à la légende d’Hiram. Mais était-ce le cas dès l’origine ? C’est précisément l’origine du Mot MB en franc-maçonnerie que nous allons tenter de découvrir ici.


La première occurrence énigmatique du Mot MB

La première mention d’un Mot de Maître se trouve dans le manuscrit "Sloane" n° 3329, qui date environ de 1700, mais que certains auteurs (comme le Rév. Woodford, qui publie le manuscrit en 1872) considèrent comme la copie d’un document bien plus ancien, qui remonterait au plus tard à 1640.


L’origine de ce document est incertaine. Il y est question de "Freemasons" opératifs, ce qui dénote une origine anglaise. Mais de nombreux éléments attestent d’une influence de la Maçonnerie du Mot de Maçon écossaise : ainsi les Mots J et B, et les titres d’"Interprintices" et de "Fellow craftes" donnés aux Apprentis et aux Compagnons sont clairement d’origine écossaise. Ce manuscrit est sans doute un témoin privilégié de la première Freemasonry spéculative anglaise, qui avait emprunté les formes de la Maçonnerie écossaise.


Ce qui nous intéresse aujourd’hui dans ce document est l’affirmation qu’en plus des Mots J et B, il existe un autre mot pour les Maîtres, qui s’échange au cours d’un attouchement qui ressemble fortement aux actuels Cinq Points de la Maîtrise. Ce mot est MAHABYN, dont aucune signification n’est donnée. Notons que ni MAHA ni BYN ne peuvent s’expliquer en Early Modern English, qui l’anglais parlé entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Par contre BYN est bien attesté en Scots English (une forme d’anglais parlée dans les Lowlands écossais et en Ulster) sous différentes orthographes (ban, bane , bin, byn, bean, been…) avec la signification d’os (bone en anglais). Une origine écossaise de MAHABYN est donc plus que vraisemblable, mais n’explique pas pour autant le mot MAHA. Et de quel os parlons-nous ? Attendons d’en savoir plus…


Le Mot MB entre 1710 et 1730

On retrouve différentes formes du Mot MB dans les manuscrits et divulgations des années 1710 à 1730, qui nous permettront peut-être de mieux cerner le mot MAHABYN.


Le manuscrit "Trinity College" (1711) nous donne MATCHPIN ; "A Mason’s Examination" (1723) porte MAUGHBIN ; "The Whole Institutions of Free-masons opened" (1725) mentionne MAGBOE ; le "Masonry Dissected" de Pritchard (1730) nous présente le Mot MB du Rite Moderne, soit MACHBENAH, qui signifierait "Il est frappé, l’Architecte" et renvoie clairement à la légende d’Hiram. Mais l’indice le plus significatif doit être cherché dans le manuscrit "Graham" (1726), qui ne donne pas le mot lui-même, mais le justifie par la locution MARROW IN THIS BONE, "Il y a de la moelle dans cet os".


Il y a un os !

Nous aurions donc trouvé la clé du MAHABYN dans le "Graham" de 1726. Il est bien question d’un os (BYN en Scots English), ce qui semble être confirmé par la forme que MAHABYN va finir par prendre en anglais : MAHABONE, qui deviendra MOABON au Rite Écossais Ancien Accepté.


Mais qu’en est-il de MAHA, qui n’existe ni en anglais ni en Scots English. Désignerait-il la moelle (MARROW) dont parle le "Graham" ? Pour y voir plus clair, revenons au contenu du "Graham". Le mot MARROW IN THIS BONE est mis en relation avec une légende qui annonce celle d’Hiram, mais concerne Noé.  


Noé est mort sans avoir eu le temps de révéler son secret à ses trois fils. Il n’est pas question de meurtre ici, juste d’une mort jugée prématurée. Les trois frères se rendent donc sur la tombe de leur père, dans l’espoir d’y trouver quelque indice. En chemin, ils conviennent que s’ils ne parviennent pas à trouver le vrai secret, la première chose qu’ils auront découverte leur tiendra lieu de secret.


Ayant trouvé le corps de leur père décomposé, ils tentent de le saisir par le doigt, le poignet et le coude, mais les jointures se détachent. Ils entreprennent alors de le relever en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et main dans le dos. Mais ne sachant que faire de plus, ils reposent le cadavre. Le premier des frères dit alors "Il y a de la moelle dans cet os", le deuxième "C’est un os sec" et le troisième "Il pue". Et le "Graham" de conclure : "Ils s'accordèrent alors pour donner à cela un nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours".


Si l’on en croit le "Graham", le mot MB serait un condensé de cette découverte. BYN est bien l’os, mais que signifie MAHA ? "A Mason’s Examination" de 1723 vient alors à notre secours avec son MAUGHBIN.


Arche de Noé

 

Notre hypothèse est que la première partie du mot (MAHA ou MAUGH) n’est pas de l’anglais ni du Scots English, mais une tentative de prononcer le mot hébreu signifiant moelle : MOaCH (le CH est guttural, comme la jota espagnole). La forme MAUGHBIN adoptée par "A Mason’s Examination" semble le confirmer : prononcer MOaCH en Scots English équivaut plus ou moins à dire MAUGH, qui peut d’ailleurs également s’écrire Moach ou Moch. Et maugh/moach/moch désigne ce qui est humide, en putréfaction. 


Du coup, la forme MAUGHBIN prend tout son sens : elle regroupe deux notions présentes dans la légende de Noé du "Graham" : la moelle dans l’os et la puanteur de la putréfaction. Par une combinaison de Scots English et d’hébreu, MAUGHBIN peut ainsi être interprété comme "moelle dans l’os" et "os en putréfaction". 


Et même si "A Mason’s Examination" est un document anglais, MAUGHBIN atteste de l’origine écossaise du Mot de Maître. Le jeu de mot entre le Scots English et l’hébreu nous laisse également supposer qu’il y avait des hébraïsants parmi les anciens Maçons écossais, probablement des pasteurs protestants, car les prêtres catholiques ne connaissaient généralement pas l’hébreu. Rien d’étonnant à cela quand on connaît le rôle que les pasteurs Désaguliers et Anderson joueront plus tard dans la naissance de la Grande Loge de Londres.


Quid de MATCHPIN et MAGBOE ?

Ces deux variantes, proposées par le manuscrit "Trinity College" de 1711 et par la divulgation "The Whole Institutions of Free-masons opened" de 1725, ne sont pas de nature à contredire notre hypothèse.


Commençons par le  MATCHPIN que l’on trouve dans le "Trinity College". S’agit-il une simple déformation de MAUGHBIN ? Si l’on connaissait l’origine de ce manuscrit, on pourrait se prononcer plus facilement. La terminologie maçonnique qu’il utilise est anglaise et non écossaise, mais le fait que le manuscrit soit situé à Dublin ne signifie pas forcément qu’il soit d’origine irlandaise. Est-il l’indice d’un mot en MP/MB différent de MAHABYN/MAUGHBIN qui aurait existé concurremment en Irlande ou en Angleterre ? MATCH pourrait signifier "égal" et PIN désignerait une pointe de métal… 


L’hypothèse d’une déformation de MAUGHBIN semble néanmoins la plus vraisemblable. Partons de l’idée qu’a priori les secrets maçonniques sont une tradition orale. Un mot prononcé par un Écossais en Scots English sera peut-être mal entendu et mal compris par un Anglais ou un Irlandais, qui le répétera de manière fautive. Le son CH guttural n’existe pas en Early Modern English (ni en anglais contemporain, d’ailleurs) et a pu être mal reproduit. 


Si on suppose d’autre part une transmission écrite, le même problème peut se poser. MAUGH n’est pas difficile à prononcer pour un anglais, mais s’il tombe sur l’orthographe écossaise MOACH ou MOCH, saura-t-il le prononcer ? Le CH n’aura-t-il pas tendance à devenir TCH ? Et pourquoi le -BIN deviendrait-il -PIN ? TCH est une consonne affriquée palato-alvéolaire sourde, qui aura plus tendance à être immédiatement suivie d’une consonne occlusive bilabiale sourde (P) que d’une consonne occlusive bilabiale voisée (B). Vous pouvez essayer vous-même : prononcez rapidement Matchpin et Matchbin et constatez qu’elle est la forme qui finit par s’imposer le plus naturellement. Nous ne pouvons certes pas le prouver, mais il nous semble hautement probable que MATCHPIN soit une déformation de MAUGHBIN.


Quant au mot MAGBOE que nous livre "The Whole Institutions of Free-masons opened" de 1725, on peut également y voir une déformation de MAHABYN/MAUGHBIN. On sait que chez les Anglais, MAHABYN a été conservé sous la forme MAHABONE. BOE pourrait être une déformation de BONE. Et MAG pourrait venir de MAHA directement ou alors d’une hypothétique forme intermédiaire MAUGHBONE qui aurait pu exister. De toute façon, MAHABONE prononcé rapidement en anglais peut être entendu MAGBOE, surtout si le locuteur articule mal. 


Il faut en outre se rappeler que "The Whole Institutions of Free-masons opened" est une divulgation imprimée et non un manuscrit. L’auteur n’est vraisemblablement pas franc-maçon et a peut-être mal déchiffré le document manuscrit qu’il reproduit. Ou alors on peut aussi imaginer une coquille de l’imprimeur, qui aurait omis le N de BONE.


La première forme du Mot MB et l’origine du grade de Maître

La première forme du Mot MB semble avoir été MAHABYN/MAUGHBIN et être d’origine écossaise. Il s’est ensuite anglicisé en MAHABONE. Ce mot qui évoque l’os et la putréfaction semble bien convenir à la légende de Noé, qui nous est connue par un seul manuscrit anglais, le "Graham" de 1726, qui nous en donne manifestement donne la clé.


À l’instar du "Sloane" n° 3329, qui est le premier manuscrit à mentionner le Mot MAHABYN, le "Graham" est un document anglais qui porte les traces d’une influence écossaise. Si la loge y est décrite comme étant formée de "Masters" et de "Fellows" (ce qui est la terminologie anglaise), on y retrouve plus loin deux mentions du "Fellow craft", titre typiquement écossais.


Même s’il est couramment admis que le grade de Maître a été introduit par la Grande Loge de Londres (les "Modernes") vers 1730, il semble qu’une première forme de ce grade, d’origine écossaise et basée sur une légende noachique, a pu exister en Écosse depuis une date impossible à déterminer. Ce grade semble avoir été connu de certains francs-maçons anglais vers 1700, mais probablement depuis plus longtemps, si l’on admet l’hypothèse que le "Sloane" n° 3329 remonte à un original datant au plus tard de 1640.


Alors pourquoi n’en trouve-t-on que si peu de traces, sinon ces quelques indices ? Sans doute parce que les Maçons écossais et les Francs-maçons anglais du XVIIe siècle respectaient vraiment leur serments de secret. Le plus ancien manuscrit d’un catéchisme maçonnique écossais qui nous soit connu (le "Edinburgh Register House") ne date que de 1696, alors que la Masonry du Mot Maçon apparaît en Écosse vers 1600. Et nous ne disposons d’aucun manuscrit anglais équivalent avant 1700. Donc de grandes zones d’ombre planent sur les usages maçonniques du XVIIe siècle. 


On peut aussi émettre l’hypothèse que ce grade n’était pas connu de toutes les Loges et que tous les Maçons n’y avaient pas accès, un peu comme c’est le cas des hauts grades actuellement. L’existence de ce grade était peut-être un secret pour la majorité des francs-maçons.


Ainsi, quand on apprend que les "Anciens", qui créèrent leur propre Grande Loge en 1753, reprochaient aux "Modernes" d’avoir altéré les anciens rituels et d’avoir introduit le grade de Maître, on peut supposer qu’ils ne s’en prenaient pas à l’idée d’un troisième grade en soi. Ce qu’ils contestaient sans doute, c’était que ce grade soit conféré indistinctement à tous les francs-maçons, à l’aide d’un rituel basé sur une nouvelle légende qu’ils ne reconnaissaient pas, ou qu’ils considéraient comme un plagiat de la véritable légende.


Le MACHBENAH des Modernes

Apparu pour la première fois dans le "Masonry Dissected" de Samuel Pritchard en 1730, le Mot MACHBENAH (qui deviendra MACBÉNAC en France) est le Mot de Maître des "Modernes", c’est-à-dire de la Grande Loge de Londres de 1717 (ou plus probablement 1721). Il peut signifier "Il est frappé, l’Architecte" et correspond parfaitement à la dramatique du grade de Maître qui, chez les Modernes, tourne autour du meurtre d’Hiram et de la découverte de son corps par neuf Maîtres. 


La décision par les Maîtres de prendre pour secret la première parole prononcée à la découverte du corps d’Hiram, la rupture des jointures de ses membres dans les premières tentatives de le saisir, son relèvement par les Cinq Points de la Maîtrise et la présence d’un Mot en MB rappellent immanquablement la légende de Noé rapportée par le "Graham". 


Mais le récit est plus dramatique, car il y a eu meurtre. Le grade de Maître prend ainsi une connotation plus morale : on stigmatise les Assassins d’Hiram, symbolisant les passions humaines, et l’on encense Hiram d’avoir gardé son secret jusque dans la mort. 


Meurtre sur un chantier médiéval

Mais ce faisant, on réduit fortement l’universalité du secret, qui devient le secret des Maîtres Maçons, alors que le récit de Noé nous mettait en présence du secret de l’homme que le Grand Architecte de l’Univers avait choisi pour être le Père de la nouvelle humanité régénérée après le Déluge. Le secret de Noé est la Tradition Originelle, ou, comme le dit le judaïsme, la religion première et universelle, avant l’Alliance conclue avec Abraham puis confirmée avec Moïse. Cela va quand même plus loin que le secret professionnel des Maçons ! Car ne l’oublions pas, les Mots des trois grades d’Apprenti, Compagnon et Maître ne servaient, aux dires de la légende d’Hiram elle-même, qu’à permettre que chacun reçoive le salaire correspondant à son degré. Il faut un gros effort de spiritualisation et symbolisation pour en tirer quelque chose de plus élevé, alors que le secret de Noé était par essence d’une nature spirituelle.


D’où vient alors cette légende d’Hiram, qui nécessitait un nouveau Mot (lequel restait néanmoins en MB) ? Telle qu’on la connaît actuellement, elle semble avoir été inventée par les "Modernes", mais elle plonge sans doute ses racines dans d’anciennes légendes des bâtisseurs selon lesquelles le Maître d´Œuvre était assassiné, comme c’est le cas de Maître Jacques dans le Compagnonnage français. Peut-être la mention d’une auge de pierre dans laquelle repose le Maître que l’on trouve dans le manuscrit "Dumfries" n° 4 est-elle l’écho d’une telle légende qui aurait pu avoir cours dans certaines Loges anglaises aux XVIIe et XVIIIe siècles, concurremment à la légende de Noé.


Réconciliation des deux MB


La franc-maçonnerie allait-elle rester clivée à propos du troisième grade et du Mot qui le caractérise ? Certainement pas. On sait que les "Anciens" finirent par adopter eux aussi le grade de Maître fondé sur la légende d’Hiram et que d’une manière générale, les deux Grandes Loges rivales finirent par s’unir en 1813 pour former la Grande Loge Unie d’Angleterre. Mais le Mot MACHBENAH des "Modernes" disparut au profit du MAHABONE des "Anciens", pour ne survivre qu’en France et en Europe continentale.


Cependant, on constate une certaine porosité entre les deux systèmes, bien avant la réconciliation. Le Mot MACHBENAH signifie souvent "La chair quitte les os" dans les rituels (surtout en France), suggérant que l’idée de l’os contenue dans MAHABYN/MAUGHBIN était connue des "Modernes". Et surtout la deuxième édition des Constitutions d’Anderson (1738), plus théiste que l’édition de 1723, place explicitement la franc-maçonnerie sous le patronage de Noé, faisant des francs-maçons des "vrais Noachides".


Devenu figure tutélaire de la franc-maçonnerie prise dans son ensemble, le personnage de Noé n’en disparut pas moins des rituels des Loges symboliques, pour se retrouver cantonné dans des hauts grades ou des side degrees tels que le Nautonier de l’Arche Royale ou le Chevalier Prussien, ou Noachite (21e degré du Rite Écossais Ancien Accepté).

07 mai, 2024 — Ion Rajalescu