Les Rites maçonniques sont assez nombreux, surtout dans l’aire culturelle francophone: on compte ainsi parmi les plus connus le Rite Écossais Ancien Accepté, le Rite Français (sous au moins trois formes différentes), le Régime Écossais Rectifié, le Rite de Memphis-Misraïm, le Rite Opératif de Salomon, sans oublier les Rites anglo-saxons, tels qu’Émulation, le Rite d’York ou le Rite Standard d’Écosse… Cette liste est loin d’être exhaustive, mais reflète assez bien les usages de la franc-maçonnerie d’expression française.
C’est à l’une des versions du Rite Français, appelée Rite Français Traditionnel, que nous allons nous intéresser aujourd’hui. Qu’est-ce que le Rite Français Traditionnel, quels sont ses origines et ses caractéristiques ?

 

La notion de Rite Maçonnique 

 
Avant toutes choses, il convient de rappeler ce que l’on qualifie de "Rite maçonnique". Cette notion désigne un certain nombre de grades maçonniques rassemblés au sein d’un système cohérent et progressif, marqué d’une certaine coloration philosophique et spirituelle. 
 
Un Rite maçonnique peut comprendre les trois grades symboliques (Apprenti, Compagnon et Maître) et/ou un système de hauts grades. Le Rite Français Traditionnel, le Rite Écossais Ancien Accepté, le Régime Écossais Rectifié, le Rite de Memphis-Misraïm par exemple comprennent à la fois les trois grades symboliques et des hauts grades, tandis que le Rite de Schroeder (surtout pratiqué en Allemagne, en Suisse et au Brésil) ne compte que les trois degrés d’Apprenti, Compagnon et Maître. Dans les pays anglo-saxons, la situation est généralement différente: les grades symboliques et les hauts grades sont indépendants les uns des autres, quoique liés, et ainsi, par exemple, le Rite Écossais Ancien Accepté n’existe qu’en tant que structure de hauts grades et n’a donc pas de Loges symboliques (sauf dans les Fédérations du Droit Humain).

Le terme de Rite dans cette acception n’apparaît que tardivement en France et ne s’impose finalement qu’au XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, on préférait parler de Régimes ou de Systèmes. Dans les pays anglo-saxons, le terme Rite sera réservé aux systèmes de hauts grades et jamais appliqué aux degrés symboliques, sauf dans la franc-maçonnerie américaine, où le Rite d’York désigne à la fois les loges bleues et le système de hauts grades qui les suit.

 

Origine du Rite Français

Ce qu’on appelle Rite Français est le fruit d’une histoire, celle de l’introduction de la franc-maçonnerie en France à partir de 1725, sous l’impulsion de la Grande Loge de Londres, dite des "Modernes". Il est anachronique de parler de Rite Français à ce stade: les rituels en usage dans les Loges n’étaient pas encore unifiés, et il y eut ainsi plusieurs rituels différents en usage, comme en témoignent les Divulgations publiées entre les années 1740 et 1760, et les rituels du XVIIIe siècle qui nous sont parvenus (Manuscrit de Berne, Rituel du Marquis de Gages, Rituel du Duc de Chartres, Rituel "Berté"…).

Mais tous ces rituels, même s’ils présentent des différences dans les formulations ou dans les épreuves auxquelles est soumis le récipiendaire, présentent une unité de fond: tous font partie de la famille des Rites dits Modernes, qui placent la Colonne J au nord et la Colonne B au sud.

Le Grand Orient de France, né en 1773 d’une réorganisation de la première Grande Loge France, estima qu’il était nécessaire de mettre un peu d’ordre dans cette profusion de rituels. Lors de sa seconde assemblée, le 27 décembre 1773, le Grand Orient de France désigna une commission de trois membres (Bacon de la Chevalerie, comte de Stroganoff et baron de Toussaint) chargés de produire un nouveau rituel. Mais la décision semble être restée lettre morte, puisque rien ne fut fait jusqu’en 1781. 

La 59e assemblée du Grand Orient de France, le 26 janvier 1781, relança la question et confia cette tâche à l’Assemblée des Trois Chambres (regroupant la Chambre Administrative, la Chambre de Paris et celle des Provinces). Le travail prit environ une année pour constituer les rituels des trois grades symboliques. Et en 1782, au lieu de soumettre ses résultats, l’Assemblée des Trois Chambres transmit le dossier à la Chambre des Grades (c’est-à-dire des hauts grades) qui de son côté travaillait sur les hauts grades. Ce n’est finalement qu’en 1785 que le Grand Orient de France adopta officiellement le nouveau rituel des degrés symboliques, et l’année suivante celui des hauts grades. 

Le Rite Français était né, même si on ne lui donnera ce nom qu’au XIXe siècle. Approuvé par le Grand Orient de France, il ne lui restait plus qu’à être diffusé dans les Loges, sous forme de manuscrits conformes, tâche considérable qui fut bien sûr interrompue par la Révolution Française, survenue en 1789. La diffusion ne reprit qu’au réveil du Grand Orient de France à partir de 1795, sous la houlette d’Alexandre-Louis Roëttiers de Montaleau (1748-1808). 

En 1801 paraissait une édition "sauvage" du Rite Français, sous le titre de "Régulateur du Maçon" pour les grades symboliques et de "Régulateur du Chevalier Maçon" pour les hauts grades. C’est à cause de cette publication que l’on parle volontiers aujourd’hui de "Rite Français 1801", alors qu’il s’agit bien du rituel de 1785. Bien que non voulue par le Grand Orient de France, cette publication facilita certainement la diffusion du Rite. 

À la différence d’autres Rite maçonniques, dont l’auteur est connu (par exemple Jean-Baptiste Willermoz pour le Régime Écossais Rectifié ou Jacques-Étienne Marconis de Nègre pour le Rite de Memphis), le Rite Français est une œuvre collégiale. Une figure ressort cependant, celle de Roëttiers de Montaleau, qui fut plusieurs fois le rapporteur de la commission et rédigea la version finale des trois grades symboliques. Mais contrairement à ce que l’on lit parfois, il ne fut pas l’auteur de ce Rite.

 

Caractéristiques du Rite Français de 1785

Le Rite Français de 1785 est une excellente synthèse des usages maçonniques français du XVIIIe siècle. Sobre, concis, il présente un très bon équilibre entre une posture rationaliste et une sensibilité plus spiritualiste. Il s’agit donc d’un Rite très bien écrit et essentiellement consensuel, propre à être utilisé au sein d’une importante obédience maçonnique comme le Grand Orient de France.

En particulier, le Rite Français de 1785 tourne le dos aux mises en scène macabres et grand-guignolesques qui s’étaient introduites dans beaucoup de rituels français du XVIIIe siècle. Il renonce donc à des pratiques telles que la découverte d’un pendu pendant la cérémonie d’initiation, ou l’usage au grade de Maître d’un cercueil à double fond, dans lequel un Frère se cachait et parlait d’une voix sépulcrale en refermant ses bras sur le récipiendaire étendu au dessus de lui!

Le Rite Français de 1785 eut également une grande influence sur les autres Rites maçonniques. On l’ignore souvent, mais c’est dans le Rite Français de 1785 qu’apparaissent pour la première fois les fameuses sentences inscrites dans le Cabinet de Réflexion, adoptées ultérieurement par la plupart des autres Rites.

Mais la plus surprenante caractéristique du Rite Français de 1785, est que les Travaux ne sont pas ouverts "À la Gloire du Grand Architecte de l’Univers" et que la Bible n’est pas exposée sur l’autel. On croit souvent que ces audaces, qui seraient une marque indubitable de la franc-maçonnerie dite "libérale" du XIXe siècle, ne seraient apparues que lors de la décision du Grand Orient de Belgique de renoncer à imposer la mention du Grand Architecte de l’Univers et la présence de la Bible en 1872, suivie par la décision similaire adoptée par le Grand Orient de France en 1877. Près d’un siècle avant, le Grand Orient de France avait déjà adopté une telle posture, alors même qu’il était encore régulier et reconnu par la Grande Loge de Londres. 

La notion crispée d’une soi-disant régularité maçonnique exprimée dans les termes d’un théisme biblique explicite, nécessitant Bible et invocations, n’existait pas dans la franc-maçonnerie "Moderne" du XVIIIe siècle, même en Angleterre, n’en déplaise à tous les thuriféraires de la régularité à la manière de la Grande Loge Unie d’Angleterre actuelle. Le débat entre franc-maçonnerie traditionnelle (et/ou régulière) et libérale n’était pas à l’ordre du jour à l’époque, mais l’on peut constater que ce qui deviendra la franc-maçonnerie "libérale" existait bel et bien au XVIIIe siècle, même au sein de la Grande Loge de Londres. Seuls la radicalisation des fronts au XIXe siècle, l’attitude hostile de l’Église catholique, la montée de l’anticléricalisme républicain et le durcissement dogmatique de la Grande Loge Unie d’Angleterre en 1929 expliquent la lamentable situation que nous connaissons aujourd’hui, qui voit une grande part des francs-maçons dénier la qualité maçonnique aux autres.

 

Évolutions du Rite Français aux XIXe et XXe siècles

Le Rite Français allait forcément évoluer au cours des siècles suivants, en vertu des changements de mentalités et de contextes socio-politiques. Différentes versions furent adoptées, qui cherchaient à s’adapter à leur époque, mais aussi à contrer la concurrence importante que représentait le Rite Écossais Ancien Accepté, aux rituels plus riches et potentiellement plus mystiques.

Au départ plus sobres que la plupart des autres Rites maçonniques, les rituels du Rite Français allaient donc s’alourdir d’éléments empruntés généralement au Rite Écossais Ancien Accepté, et de mentions insistantes de la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme, avec une apparition de la Bible lors des rituels. Ainsi, la version "Murat" adopte-t-elle quelques usages du Rite Écossais Ancien Accepté et insiste beaucoup sur Dieu et l’âme. Quant aux hauts grades du Rite Français, ils ne sont plus pratiqués, au profit de ceux du Rite Écossais Ancien Accepté, réduit au 18e, 30e et 33e degrés. C’est la version qui était en usage quand le Convent de 1877 décida de rendre facultatives l’invocation du Grand Architecte de l’Univers et la présence de la Bible. 

En 1887, une nouvelle révision allait aboutir à la version "Amiable" du Rite Français, qui voit disparaître toute allusion à Dieu et à l’immortalité de l’âme au profit d’une pensée nettement marquée par le positivisme. Le Rite Français "Amiable" se rapproche beaucoup des rituels du Rite Écossais Ancien Accepté en usage à la Grande Loge Symbolique Écossaise, une obédience maçonnique très nettement républicaine, démocratique, anticléricale et attachée à la libre-pensée, voire à l’anarcho-syndicalisme. Apparaissent alors des éléments rituels jusque là inconnus du Rite Français: le passage sous le bandeau, l’épée flamboyante du Vénérable, la batterie de deuil, la prise de parole offerte avant la fermeture des Travaux, les cinq cartouches des voyages du Compagnon (les sens, les arts, les sciences, les bienfaiteurs de l’humanité, la glorification du travail), les lettres M B sur les tabliers…

C’est en 1922, avec la version "Gérard", que le Rite Français allait atteindre le niveau maçonnique le plus bas. Suppression de pratiquement toute symbolique maçonnique, abandon des décors maçonniques, tapis de loges,  colonnes, chandeliers…, et rituel réduit à de simples formulations morales sur la fraternité humaine et l’effort à fournir pour améliorer l’humanité par l’étude des sciences. C’est dans un sursaut symbolique contre ce rituel qui n’avait plus rien de spécifiquement maçonnique que la dernière grande version du Rite Français allait voir le jour, la version "Groussier" de 1938. Du fait de la Seconde Guerre Mondiale, ce Rite ne fut finalement publié et généralisé au Grand Orient de France qu’en 1955. Avec quelques révisions ultérieures, il est toujours le Rite de référence du Grand Orient de France. Le Rite Français "Groussier" est souvent considéré par les francs-maçons des autres Rites comme un Rite au rabais, une sorte de seuil minimum en-dessous duquel il n’y aurait même plus de franc-maçonnerie, alors que ce Rite, éminemment respectable, entendait au contraire rétablir certaines valeurs symboliques et traditionnelles dont les deux versions précédentes manquaient cruellement. Différent du Rite de 1785 dans les formulations, il n’en est pas moins habité du même esprit d’ouverture et de liberté.

 

 

 

Renaissance du Rite Français Traditionnel 

Une première tentative de renouer avec les usages rituels de la franc-maçonnerie française du XVIIIe siècle, dans un esprit de retour aux sources, vit le jour dans les années 1950. Étudiant les rituels français du XVIIIe siècle, mettant en évidence des rituels redécouverts depuis peu, ce travail de recherche historique, mené par un petit groupe autour René Guilly (connu aussi sous son nom de plume René Désaguliers, 1921-1992;  historien de l’art, journaliste, conservateur de musée, éminent franc-maçon et spécialiste de la franc-maçonnerie) créa le Rite Français Moderne Rétabli, toujours en usage aujourd’hui. Certains le qualifient de Rite Français Traditionnel, mais cette appellation concerne plutôt une autre entreprise qui vit, dans les années 1980, une Loge de la Loge Nationale Française (obédience maçonnique fondée en 1968 par René Guilly) réhabiliter, avec quelques révisions inévitables, le Rite Français de 1785, qui avait été publié en 1801 sous le titre de "Régulateur du Maçon". Ce Rite Français Traditionnel, y compris ses hauts grades, est aujourd’hui pratiqué au sein de plusieurs Obédiences maçonniques.

D’autres travaux de recherches menés sur les sources du Rite Français ont conduit à des versions différentes, qui pourraient toutes revendiquer le titre de Rite Français Traditionnel, telles le Rite Français Philosophique, développé dans les années 1970 par la Loge Tolérance du Grand Orient de France, ou le Rite Français d’Ancienne Observance, créé entre 2015 et 2019 pour une Loge indépendante située à Bangkok.

 

September 27, 2023 — Ion Rajalescu