Les deux Colonnes du Temple de Jérusalem jouent un rôle important dans les rituels maçonniques et on les voit représentées sur de nombreux objets symboliques (tapis de loge, tabliers et cordons de Maître Maçon…). Ces deux Colonnes portent chacune un nom hébraïque, le plus souvent représenté par sa lettre initiale, B ou J. La Colonne B est attribuée aux Apprentis et la Colonne J aux Compagnons dans les Rites maçonniques dits Anciens (Rites anglo-saxons, tels qu'Émulation, York, Standard d’Écosse…, mais aussi Rite Écossais Ancien Accepté…), et c’est l’inverse dans les Rites dits Modernes (Rite Français, Régime Écossais Rectifié…). Par extension, on appelle également Colonnes les rangées de sièges sur lesquelles les francs-maçons prennent place en Loge durant les Tenues rituelles : la Colonne du Nord accueille les Apprentis et la Colonne du Sud les Compagnons, tandis que les Maîtres peuvent choisir indifféremment l’une ou l’autre.

 

Origines des deux Colonnes maçonniques 

Les deux Colonnes apparaissent dans le récit biblique de la construction du Temple de Jérusalem par Salomon (1 Rois 7,13-22 et 2 Chroniques 3,15-17). Elles étaient en bronze, mais les deux descriptions diffèrent légèrement quant aux dimensions, et seul le Premier Livre des Rois dit explicitement qu’elles sont l’œuvre d’Hiram, qui avait été envoyé à Salomon par le roi Hiram de Tyr. 

Les deux Colonnes étaient dressées devant le Temple, encadrant l’entrée qui était située à l’est pour accueillir le soleil levant. La Colonne Yakîn (Jakin dans les rituels maçonniques) était placée à droite, et la Colonne Bo’az (Boaz ou Booz dans les rituels) à gauche. C’est là que les rituels maçonniques de Rite Ancien ou Moderne diffèrent.

 

Position des deux Colonnes : droite et gauche, sud et nord ?

La confusion au sujet de la position des deux Colonnes dans les rituels maçonniques donne raison à Perceval dans l’inénarrable série Kaamelott : "Ben la gauche, la droite, là. Moi j'aime pas ces trucs! […] Ça veut rien dire ces machins : selon comme on est tourné, ça change tout !" Et c’est exactement le problème qui se pose pour les deux Colonnes du Temple : comment est-on tourné quand on précise droite et gauche ? Le texte biblique paraît peu clair pour qui ignore l’hébreu et ne connaît pas l’orientation du monde dans la pensée hébraïque.

Pour nous aujourd’hui, l’orientation habituelle est le nord, à l’instar de nos cartes de géographie: le nord en haut, le sud en bas, l’ouest à gauche et l’est à droite. Mais les anciens Hébreux s’orientaient à l’est, au soleil levant. Le terme orientation vient d’ailleurs de là. Du coup, la droite, c’est le sud, la gauche le nord. La langue hébraïque ne laisse d’ailleurs planer aucun doute: Yâmîn, qui est la position donnée à la Colonne J dans la Bible, signifie à la fois "(main) droite" et "sud".

La position des deux Colonnes du Temple est donc claire. La Colonne B est au nord et la Colonne est J au sud. D’un point de vue historique, c’est donc les Rites maçonniques dits Anciens qui ont raison. Et c’est les Rites Modernes ont qui inversé leur position vers 1730, pour se démarquer des Anciens ou pour tromper ceux qui essayeraient d’entrer en Loge à l’aide des anciens secrets.

 

Les Colonnes par rapport au Temple et à la Loge

Une autre question se pose alors : la Loge et le Temple de Salomon se superposent-ils ? Dans l’absolu, la Colonne J est au sud et la Colonne B au nord. Mais quand vous vous apprêtez à entrer dans le Temple de Salomon, vous tournez le dos à l’est pour vous diriger vers l’ouest, donc la Colonne J (sud) est à votre gauche et la Colonne B (nord) à votre droite.

 

Il en résulte que si l’on place les Colonnes de manière historiquement correcte, comme dans les Rites maçonniques Anciens, la Loge et le Temple de Salomon ne se recouvrent évidemment pas. L’entrée du Temple correspondrait à la porte de la Loge, car il était orienté d’est en ouest, alors que la Loge est orientée d’ouest en est. Donc quand on sort de la Loge, on entre dans le Temple! Comment expliquer cela ? La clé se trouve dans certains anciens rituels maçonniques qui, à la question "Où se tint la première Loge ?", répondent "Sur le parvis du Temple de Salomon". Et c’est logique. Les francs-maçons bâtissent le Temple, qui est donc leur chantier, et n’est pas encore un lieu sacré. Quand ils se réunissent rituellement, ils quittent symboliquement le chantier pour entrer dans l’espace sacré qui est le leur, la Loge. C’est manifestement à tort que certains rituels maçonniques font de la Loge maçonnique une représentation du Temple de Salomon, alors qu’elle ne décrit que son parvis.

 

Les deux Colonnes au cœur du développement de la franc-maçonnerie spéculative 

L’une des sources de la première franc-maçonnerie spéculative, la freemasonry anglaise, est à n’en pas douter la Maçonnerie du "Mot de Maçon"apparue en Écosse au tournant du XVIIe siècle, forme de transition entre la Maçonnerie opérative et la franc-maçonnerie spéculative. Les Maçons écossais se mirent à admettre dans leurs rangs des notables qui n’étaient pas du Métier, pour renflouer les caisses et acquérir des soutiens dans la société: on les appela les Maçons Acceptés. Le phénomène est attesté en Écosse dès l’an 1600.

Il est évident que les Maçons opératifs n’allaient pas révéler à ces Maçons Acceptés les vrais secrets du Métier. On se contenta donc de leur transmettre, lors d’une cérémonie rituelle, le "Mot de Maçon", qui correspondait peut-être aux mots de reconnaissance des Maçons opératifs écossais, mais aucun document ne peut l’attester. Or le "Mot de Maçon" consistait en la transmission du nom des deux Colonnes B et J.

Il est certain que la première freemasonry spéculative anglaise, fondée sous l’impulsion du roi d’Angleterre Jacques Ier Stuart (qui régnait déjà en Écosse sous le titre de Jacques VI), s’inspira des usages maçonniques écossais et notamment de la transmission rituelle du nom des deux Colonnes.

 

La légende des deux Colonnes

Il est par contre étrange que la première franc-maçonnerie spéculative anglaise n’ait pas cherché à relier les deux Colonnes du système écossais à une tradition très bien attestée chez les anciens Maçons opératifs anglais : la légende des deux Colonnes.
Cette légende apparaît dans la partie historique des Old Charges (Anciens Devoirs), ces recueils de règlements et de récits historiques des anciens Maçons opératifs anglais, dont la rédaction s’étend entre la fin du XIVe et le XVIIIe siècle. Selon cette légende, les quatre enfants de Lamek, ancêtres des Métiers (Yabal pour l’élevage, Yabal pour la musique, Tubal Caïn pour la forge et Naama pour le tissage) avaient prévu que Dieu détruirait le monde par le feu ou par l’eau et décidèrent de graver les secrets de leurs métiers sur deux Colonnes, l’une de marbre et l’autre de brique, pour les sauver de la destruction. Il s’agit d’une ancienne légende juive, dont la première forme apparaît sous la plume de l’historien Flavius Josèphe au Ier siècle de notre ère, mais dans cette première version, c’était Hénoch qui réalisait les deux Colonnes.
On peut s’étonner qu’une telle légende n’ait pas été exploitée par les premiers francs-maçons spéculatifs pour étoffer le symbolisme des deux Colonnes du Temple, et qu’on n’en rencontre des échos que dans certaines variantes du treizième degré du Rite Écossais Ancien Accepté.

 

September 13, 2023 — Ion Rajalescu